Case Départ va pousser, une fois sais-tu, le bouchon un peu loin. Jusqu’au cœur économique de la Wallonie, sur les bords de la Meuse, en ouvrant les portes d’un musée, celui des Beaux Arts de la ville de Liège. Le BAL. Une fois qu’on aura pris un bon café (bon, d’accord, c’est plutôt le pays – plat !- de la bière), on pourra pendant cinq mois, entrer jeter un œil sur une expo. Une exposition consacrée à Didier Comès. Didier Comès, ah oui ! Tiens, façon de vous mettre en bouche, Case Départ fait son petit musée Comès à lui. Alors, silence !
L’histoire
Samedi 24 janvier 1981. Valéry Giscard d’Estaing est encore président de la République. Et Hugo Pratt est président de la bande dessinée. Pendant quatre jours, le maître, accompagné de créatures somptueuses, règne sur Angoulême, sa capitale, où il a daigné venir recevoir, dans les salons de l’Hôtel de ville, cela va de soit, un laurier des mains des lectrices du magazine Elle. Rhâââ, lovely ! Les éditions Casterman, présentes en force à ce salon n°8, viennent d’éditer un numéro spécial du magazine A Suivre qui va vite devenir un collector : il est consacré à John Lennon, le Beatle assassiné le 8 décembre 1980. Deux mois pour un spécial, belle perf éditoriale.
Les prix s’appellent enfin officiellement des Alfred (du nom du pingouin de Zig et Puce, créé par Alain de Saint-Ogan). Mais la remise des petites statuettes fait un flop monumental : aucun des lauréats cités ne se trouve en Charente. Ni Jean Giraud-Moebius (votons pour la médiathèque Moebius !), grand prix de la Ville ; ni Jean Roba, le papa de Boule et Bill, prix des enfants ; ni Carlos Gimenez, l’étonnant dessinateur de Paracuellos (le franquisme vécu sur les bancs de l’école), prix étranger. Les rigolos tourangeaux de Basket Bitume (avec Fifi Manchu et Bruno Bianchi, tout de même) montent sur scène pour recevoir un saucisson, le prix des fanzines, mais c’est un gag.
Alors que reste-t-il aux dizaines de journalistes qui couvrent ce qui est désormais un événement médiatique ? Un barbu, un barbu timide à lunettes, l’air vaguement hippie, dans sa chemise blanche sans col et son gilet de laine à l’ancienne. Seulement voilà, l’Alfred du meilleur album qui le couronne est un chef d’œuvre. Un véritable bijou précieux comme la BD n’en donne pas si souvent. Pré-publié dans les colonnes d’A Suivre, puis en album de 120 pages chez Casterman, Silence va marquer durablement les esprits. Et Didier Comès devenir, en une soirée un peu folle à Angoulême, une grande star du neuvième art.
L’auteur
A la Nouvelle République, cet artiste quadragénaire qui a déjà, à ce moment-là plus de dix ans de BD derrière lui (avec Ergün l’errant, puis l’Ombre du Corbeau qui était trop « adulte » pour les lecteurs du Tintin belge) va raconter les prémisses de Silence, sur lequel il aura travaillé deux ans.
Ce secteur des Ardennes belges, « c’est un pays où lors des kermesses de village, on fait boire l’idiot du village jusqu’à que son ivresse puisse en faire, sans crainte, la risée de la fête ». Silence, l’idiot muet, témoin de la folie des hommes contre une femme accusée d’être une sorcière : « Je me suis beaucoup documenté sur la question et si la plupart des faits décrits sont véridiques, ils ne sont pas tous inspirés de la sorcellerie ardennaise ».
Et Didier Comès, de son air doux, gentil de décrire ce terrible maléfice dont il a été chercher la trace dans les légendes du Berry, chez ces redoutables « j’teux d’sorts » (jeteurs de sorts) : un cheveu d’un ennemi introduit dans un œuf de poule va pourrir en trois jours, pourrissant par là-même les viscères de l’être détesté.
Tous les deux ou trois ans, l’Ardennais va publier ainsi une geste paysanne où les femmes sont trop belles et trop dangereuses, où les enfants sont peut-être des nains, peut-être des sages, se croisent les chouettes, les crapauds, les salamandres, les feuilles mortes et le vol des mouettes comme un étrange trait d’union avec Corto Maltese.
Enfant de Milton Caniff, Hugo Pratt, Guido Crepax ou Jean-Claude Mézières, bâtard de la Wallonie et de l’Allemagne, poète en noir et blanc de la terre, de l’humus, du brouillard, des fantômes et des peurs ancestrales, chantre de la différence, de l’anormalité, de la marginalité, de la bêtise aussi, de la « hène » comme dira Silence, Didier Comès sera le premier à faire entrer dans les pages d’une bande dessinée des thèmes comme le paganisme, la sorcellerie, la télépathie…
Après cet album mythique, viendront des ouvrages tout aussi forts, comme La Belette, Eva, Iris, l’Arbre-Cœur et plus tard, La Maison où rêvent les arbres et Dix de der. A défaut de prendre la route de Liège, il n’est pas interdit d’emprunter les chemins tortueux, boueux et inquiétants qui mènent à Amercoeur, à Beausonge, dans les tranchées de 14-18, ou dans les Ardennes en 1944, dans un atelier d’automates assassins, dans la cité des femmes-fleurs ou dans la cathédrale gothique de la secte de Samaël. Se replonger dans l’univers magique, lyrique et obsédant de Didier Comès : « Aucun dieu ne te donne le droit de modifier le destin des autres » dit un vieux curé dans La Belette.
Un jour de janvier 1981, dans l’escalier d’un grand hôtel du centre d’Angoulême, un dieu a modifié la vie de Didier Comès : c’était l’idiot du village et on l’appelait Silence.
Entre autres doc sur Comès, un dossier dans un vieil exemplaire de Schtroumpfs-Les Cahiers de la bande dessinée : le n°55 de 1983.
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