Et dire que cette édition 1978 a failli ne pas avoir lieu ! Petit retour quelques mois en arrière. En 1977 la politique s’est invitée au pays de la BD. Les élections municipales de mars sont dans toutes les têtes. Dans la préfecture de Charente, le duel oppose l’équipe sortante de Roland Chiron à l’instituteur socialiste Jean-Michel Boucheron. Et le challenger ne mâche pas ses mots à l’encontre du salon dont ses deux grands responsables, Francis Groux et Jean Mardikian, figurent dans l’équipe Chiron.
Elu à la surprise générale en mars 1977, Boucheron va alors mettre ses menaces à exécution et annonce dans la foulée de son élection supprimer la subvention de la ville, qui était de 250.000 francs, au prétexte que les caisses municipales sont vides ! L’anecdote fait rétrospectivement sourire quand on sait comment l’aventure s’est terminée pour le premier magistrat de la ville…
Mais en ce printemps 1977, l’heure est grave, très grave. La Charente Libre titre même le 3 juin : « Angoulême ne sera plus la capitale mondiale de la bande dessinée. La ville va couper les vivres au salon. » Il s’en suit un plaidoyer engagé pour le salon sous la plume de Jacques Guyon : « Depuis quatre ans, janvier était le mois où dans tout l’Hexagone, mais aussi dans le monde entier, l’on parlait d’Angoulême. Là était la promotion d’une ville dont aucun cabinet d’études et de relations publiques n’aurait pu trouver la recette. » Un constat toujours valable aujourd’hui.
Sud Ouest n’est pas en reste également. Et l’appel des quotidiens régionaux trouve écho au niveau national du côté du Matin de Paris qui propose aux lecteurs d’écrire au journal pour témoigner de leur attachement au salon alors que des rumeurs de transfert vers Poitiers, Limoges ou Lille se font de plus en plus forte. « Pendant plusieurs semaines, Groux s’employa à trouver un compromis, raconte Pierre Pascal dans BD Passion (1993). De mon côté j’essayais de faire entendre aux jeunes élus, que la bande dessinée me semblait concerner un public de gauche et qu’un lâchage par une municipalité socialiste serait très mal interprété. » En octobre, lors de son passage dans l’émission télévisée très populaire de Pierre Tchernia La Tête et les Jambes, Pierre Pascal en profite pour faire la promotion du salon.
Entre temps les esprits se sont calmés malgré une querelle interne opposant Pierre Pascal à Jean Mardikian. De son côté, Jean-Michel Boucheron a revu sa position mais imposé ses conditions : baisse de la subvention ramenée à 150.000 francs, l’association est élargie, les statuts sont modifiés pour être « plus démocratiques », des activités tout au long de l’année sont à l’étude…
Le salon vient de sortir de sa première crise majeure et se tient donc en 1978 au Logis de Lunesse sous le thème « Fait culturel ou produit de consommation ». Et virage important, pour la première fois l’entrée est payante. Trois francs sont demandés à chaque visiteur pour compenser la baisse de subvention. « Ce n’était pas une bonne idée, assurait Pierre Pascal. Les billetteries coûtent cher, compliquent tout et dissuadent une partie du public. Heureusement, l’entrée fut une vraie passoire. »
A l’intérieur, l’ambiance est bon enfant et frise parfois l’amateurisme. Il y a même un scandale ! L’équipe du fanzine Le Crapaud baveux jette du mou sanguinolent sur les visiteurs et certains auteurs dont Tibet. « Ils cherchaient à se faire virer : l’objectif était d’énerver un maximum de gens puis de crier à la répression, raconte Francis Groux dans son autobiographie Au coin de ma mémoire parue en 2011 chez PLG. Bien que je ne souhaitais pas que la police intervienne, elle est quand même venue. Giraud avait dit : « ce sont quand même des créateurs ». Reiser, Boucheron et moi avons essayé de les calmer pour qu’ils ne se fassent pas embarquer par la police. En vain. » Reiser ira jusqu’au poste de police pour négocier la libération des auteurs du Crapaud Baveux. Une initiative le faisant arriver en retard à la cérémonie de remise des prix. Du coup, il recevra son grand prix dans le hall!
Cette année là, les débats se font plus sérieux et si celui sur le thème principal ne fait pas le plein, « Peut-on vivre de son art ? » est en revanche beaucoup plus passionné. Il est question de sécurité sociale et droits des auteurs, des rapports avec l’éditeur et les rémunérations. Aujourd’hui encore, le débat n’est pas clos.
Et puis Angoulême assistera cette année là à la naissance d’un monument. Toute la profession a rendez-vous près de Cognac, au château de Chabanes, pour assister au lancement de la revue (A Suivre) dirigée par Jean-Paul Mougin et éditée par Casterman. Le numéro 0 dont la maquette a été créée par Etienne Robial, est alors offert aux participants. On y voit en couverture le fabuleux Ici même de Jean-Claude Forest et Jacques Tardi. La révolution (A Suivre) est en marche. La bande dessinée y est littéraire. Fini la contrainte du si rigoureux 44 pages. Dans son éditorial, Jean-Paul Mougin dévoile l’ambition de la revue : « présenter les grands récits sans autre limite de longueur que celle que voudraient lui donner les auteurs. » Une magnifique aventure éditoriale s’ouvre.
Et puis la bande dessinée c’est aussi bien d’autres courants, comme en témoigne le Grand Prix attribué à Reiser cette année là. La distinction suprême n’est plus réservée qu’aux grands anciens, le panthéon charentais accueille toute la diversité de la bande dessinée. Il est à l’image du salon. Toujours là et respecté.
- Le palmarès 1978
- Grand Prix : Jean-Marc Reiser
- Dessinateur francais : Paul Gillon
- Scénariste français : Gérard Lauzier
- Dessinateur étranger : Derib (Claude de Ribeaupierre, Suisse)
- Scénariste étranger : Sirius (Max Mayeu, Belgique)
- Espoir de la BD : Christian Binet
- Oeuvre comique française : Barre-toi de mon herbe par F’Murr (éditions Dargaud)
- Œuvre réaliste française : Alix, Le spectre de carthage par Jacques Martin (éditions Casterman)
- Oeuvre réaliste étrangère : Alack Sinner par Jose Antonio Munoz et Carlos Sampayo (Argentine, éditions Casterman)
- Oeuvre comique étrangère : Boule et Bill par Jean Roba (éditions Dupuis)
- Promotion de la BD : Le 9e rêve œuvre collective des élèves de l’Institut de Saint-Luc de Bruxelles
- Le jury 1978
- Quatre journalistes : Max Dejour (Charente-Libre), Pierre Lebedel (Le Figaro), Jean-Pierre Quenez (Le Matin), Pierre Veilletet (Sud-Ouest).
- Un producteur radio : Claude Villers (France-Inter)
- Un représentant de la ville : Jean-Michel Boucheron (maire)
- Un professeur de dessin : Dominique Bréchoteau
- Un jeune dessinateur : Thierry Lagarde
- Le directeur adjoint : Pierre Pascal
- Le directeur : Francis Groux
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