On commence par feuilleter quelques pages du Coin des jeunes des années 1960, des textes illustrés de Jack London ou Rosny Aîné, des classiques de la littérature grand public mis en BD par un dessinateur espagnol prolixe et on débouche sur un réalisateur « maudit », une star du cinéma espagnol érotico-gore, récompensé en grandes pompes par de multiples prix pour l’ensemble de son œuvre.
Décidément, cette promenade dans l’histoire de la bande dessinée dans les colonnes de la très sage Nouvelle République est une source inépuisable de surprises. Celle-ci méritera de temps à autre quelques avertissements aux lecteurs, mais il faut appeler un chat un chat et Jose Larraz, un sacré bonhomme.
L’histoire
Croc-Blanc (210 bandes /du 21 mai 1961 au 1er novembre 1962)
La guerre du feu ( 159 bandes /du 2 novembre 1962 au 9 décembre 1963)
Les grands auteurs populaires ont à peu près tous été traduits en dessins. L’Américain John Griffith Chaney dont le pseudo d’écrivain était Jack London ou le Belge Joseph-Henri Honoré Boex connu sous le nom de plume de J.H. Rosny-Aîné (vu qu’il avait un frère qui signait lui J.H. Rosny-Jeune) ont été des sources d’inspirations évidentes pour les graphistes comme pour les cinéastes. Le routard socialisant Jack London a publié son légendaire Croc Blanc en 1908 ; quant à Rosny-Aîné, qui peut être considéré comme le père de la science-fiction, il a écrit sa célébrissime Guerre du feu en 1911 et son Félin géant en 1918.
Au moment où les romans à faire pleurer dans les chaumières datant du début du siècle (style Les deux orphelines) se retrouvent, par la grâce de Paul Winkler et d’Opera Mundi, diffusés sous forme de BD dans les journaux régionaux, il n’y a donc rien d’étonnant à voir aussi proposer aux lecteurs des quotidiens, des textes aussi classiques que ceux de London ou de Rosny-Aîné.
Après le médiéval Prince Vaillant, la NR va donc, pendant deux ans et demi, raconter d’abord la vie édifiante de ce chien-loup du Klondike qui va connaître trois maîtres, être une bête féroce dans les combats de chiens de traîneaux, avant de découvrir l’affection ; puis celle, non moins édifiante, de Naoh, fils du Léopard qui devra, après moultes péripéties, ramener à la tribu néolithique des Oulharms, la flamme perdue symbole de liberté et de pouvoir.
Les deux adaptations sont l’œuvre, même si sa signature n’apparaît jamais, d’un dessinateur espagnol du nom de Jose Ramon Larraz dont on trouvera dans un site spécialisé comme BDzoom.com, les détails très complexes sur son immense production. Et le point de vue fort piquant d’un autre grand dessinateur de l’autre côté des Pyrénées, Jordi Bernet qui fut un temps son assistant, et qui n’a pas une vraiment bonne opinion d’un Larraz dont il fustige l’art de… « décalquer le dessin des autres ».
Les personnages sortis de l’imagination de Jose Larraz qui va utiliser toute une flopée de pseudonymes (Gil, Dan Daubenay, Watman) sont multiples et souvent publiés, sous l’égide d’Opera Mundi, dans la presse quotidienne.
L’histoire veut d’ailleurs que le dessinateur ait épousé la fille de Paul Winkler, le patron de l’agence de distribution !
Le Capitaine Baroud a ainsi fréquenté les colonnes de l’Equipe, le Félin géant celles de l’Humanité, et Jed Foran, l’un des ses héros les plus connus, celles du Parisien Libéré.
L’auteur
Jose Ramon Larraz (né à Barcelone en 1929)
Dans la plupart des bios qui lui sont consacrées, on trouve cette explication de Jose Larraz lui-même : « En fait, je suis un conteur, pas un dessinateur. Le dessin ne suit pas toujours l’idée… »
Peut-être lui était-il plus aisé d’exprimer ses idées, ou de mettre sur la place publique ses contes avec l’aide d’une caméra, toujours est-il qu’à partir des années 1970, le Catalan va changer totalement de vie, s’installer en Grande-Bretagne et devenir réalisateur de cinéma.
Evidemment, on pourrait faire un rapprochement drôlatique entre le fait de dessiner Croc-Blanc et de se spécialiser dans les films de vampires ! Evidemment, on pourrait rappeler que J.H. Rosny-Aîné écrivit aussi (en 1920 !) un ouvrage intitulé La Jeune Vampire ! Evidemment, il serait facile de souligner que l’un des derniers épisodes de Jed Foran dessiné par Larraz s’intitule Le gang des Vampires (un album aux éditions Milwaukee).
Bref, alors que l’Espagne sort du franquisme et que le mouvement culturel qui l’accompagne vers la démocratie fait éclater tous les tabous, Jose Ramon Larraz (qui se fera aussi appeler J.R. Larrath, ou Joseph L. Braunstein, ou Bronstein, ou Larrza) va devenir, depuis sa base londonienne, l’un des pionniers du cinéma trash : mélange de films d’horreur classique (vampires, etc) et de films érotiques, voire classés X.
Son premier grand sucès, en 1974 est aujourd’hui considéré comme un véritable film culte. Le titre est tout simple : Vampyres, et en espagnol Les filles de Dracula.
Les critiques des années 2000 voient dans l’histoire de ces deux jeunes filles assassinées en pleine activité ludique et renaissant sous la forme de deux lesbiennes assoiffées de sang et de sexe, un conte surréaliste et mystérieux.
Le très sérieux Festival du film fantastique de Sitgès, près de Barcelone, a d’ailleurs, en 2009, fait un triomphe à Jose Larraz et à ses deux actrices (Marianne Morris et Anulka) dont le film a fait la réputation dans le monde entier. Et notamment aux Etats-Unis*.
Les titres de certains des 27 films qu’il a tourné sont d’ailleurs suffisamment évocateurs pour ne pas nécessiter le moindre commentaire (ni d’ailleurs la moindre image…) : Déviations sexuelles (dès 1970) ; Symptômes (en 1974, film d’horreur qui sera présenté au festival de Cannes et qui fera scandale.
Toutes les copies ont été perdues et la dernière fois qu’il a été vu, c’est en 1983 à la télé britannique. Il est parfois comparé à Répulsion de Roman Polanski) ; « Vampyres » donc en 1975 ; Le voyeur (en 1977) ; Les rites sexuels du diable (en 1982), etc.
Sa filmographie, à partir des années 1990, rentre dans le rang, s’orientant vers des comédies ou des séries télévisées. Peut-être lui permettra-t-elle de faire oublier au public espagnol, pour lequel il est un parfait inconnu, sa réputation sulfureuse.
Voilà ! Case Départ ne s’attendait pas en cherchant à creuser l’histoire de deux gentilles BD dans la NR à tomber dans un décor plein de jeunes filles en drap blanc… maculés de sauce tomate bien rouge. Brrr !
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