27 août 1914 Deyvillers (Vosges)
Il pleut. Dès le petit matin le troupeau des émigrés commence d’affluer. Il y en a qui viennent de Saint-Dié. La plupart arrivent des environs de Rambervillers : c’est toujours le même monde : des enfants, des jeunes filles, des femmes, des vieillards. Il y en a qui paraissent aisés : ils vont dans la boue, comme les autres, leur valise à la main. Sur la paille d’une charrette un vieillard de 87 ans est en délire : « Bandits… Cochons… Cochons… ! » Il semble être soudain à toute extrémité : sa femme agenouillée près de lui l’abrite sous un vieux parapluie vert. Je le fais transporter à l’infirmerie : on le couche, on lui donne un grog, dans un coin, sa fille crie et vomit. […]
Deyvillers s’organise pour la défense : à différents endroits des digues ont fait déborder le ruisseau. Dans Saint-Olger, les arbres sont abattus, les maisons crénelées. Je ne parle pas des tranchées, ni des fils de fer, ni des abattis, il y en a partout. Epinal est entouré d’un réseau de fils de fer, de piquets, de tranchées et de créneaux.
Un autobus passe chargé de prisonniers allemands que gardent gendarmes et douaniers. Puis de temps à autre un soldat isolé, presque toujours du 13ème corps : chasseurs à cheval, fantassins, cyclistes.
A Epinal j’ai trouvé la ville encombrée d’émigrés, de traînards, de convois. Les hôpitaux commencent à s’emplir : les lèvres blanches des draps avalent leurs proies douloureuses. A Saint-Joseph Renée Voisin est surmenée : je la vois trottiner toute blanche au milieu des linges rougis, elle console solidement les blessés, non par des paroles insignifiantes et fades mais à la militaire. Dans chaque dortoir se trouve un prêtre-infirmier. Plaies énormes : bras emportés, dos hachés, crânes scalpés ; de tout cet amas blanc et rouge s’élèvent des gémissements. Il y en a qui pleurent comme des enfants. J’en entends un qui gémit : « Ma Maman, ma Maman !… » De sa tête on ne voit parmi les linges que deux lèvres exsangues.
Sur la route, au retour, je rencontre un long, long convoi d’émigrés : en tête marchent les vieilles femmes et les estropiés : les autres règlent sur eux l’allure de leur marche. Ensuite viennent les charrettes, généralement traînées par deux vaches et débordantes de jambes balancées et de bras pendants.
C’est dans ces pénibles circonstances que l’on constate les terribles ravages de l’artillerie allemande, notamment l’artillerie lourde qui nous a tant fait défaut jusqu’en 1915…Sans parler des dégâts infligés par la mitrailleuse, qu’ils utilisaient plus intelligemment que nous…
Cela a déjà été mentionné, mais lancer sur des glacis de 800 mètres des hommes handicapés dans de lourdes et bien incommodes capotes de drap épais, dans des charges à la baïonnette contre des positions défendues par des nids de mitrailleuses bien placés et de l’artillerie, était proprement criminel ! On constate là les funestes principes du colonel de Grandmaison enseignés à l’EDG et l’influence des » Jeunes Turcs » du GQG, qui avaient l’oreille du père Joffre..Attaquez, attaquez était la doctrine et le mot d’ordre ! Pétain en réponse disait » Le feu tue ! ne l’oubliez pas…! ».
Comment une République a-t-elle pu aussi sauvagement traiter des citoyens ? Et c’était seulement le début…