7 septembre 1914 Deyvillers
Une journée sur le champ de bataille entre Rambervillers et Roville-aux-chênes.
Dans Rambervillers même silence tragique, même solitude des rues : Rambervillers est une ville morte, les obus allemands l’ont tuée.
Je prends la direction de Roville ; route poussiéreuse semée de débris de toutes sortes : morceaux de capotes, képis, courroies, paille, gamelles défoncées, bouteilles brisées… Le champ de bataille apparaît à 500m de la ville, aux abords d’une belle propriété dont les arbres sont hachés par les obus, les pelouses labourées, les massifs dispersés[…]
Je continue ma route. Aussitôt la chose devient malaisée et je dois abandonner ma bicyclette. La route n’est qu’une série d’énormes trous d’1m50 de diamètre, d’1m de profondeur. Tous les arbres sont sciés, arrachés, ébranchés par les obus. Les fils télégraphiques tordus s’enchevêtrent sur le sol ; de poteaux il n’y en a plus un seul debout. Partout des éclats d’obus, des morceaux de fusil, des baïonnettes brisées des cartouchières, des paquets de cartouches, des képis ensanglantés, des bidons déchirés, des lambeaux de drap. Voilà pour cette jolie route des Vosges.
A droite et à gauche le spectacle est tragique. Dans le fossé voici un canon Rimailho hors d’usage : son solide acier est labouré par l’acier ennemi. Non loin de lui un colossal obus allemand non éclaté, je m’en écarte avec un frisson : pourvu que ce monstre qui dort ne se réveille pas sous la vibration de mon pas !
On croit reconnaître que ce champ fut planté de betteraves, celui-là de pommes de terre. Comment en être assuré ? Il n’y a pas dix mètres carrés qui ne soient creusés d’un de ces gigantesques entonnoirs ou bien ravinés de tranchées et d’obus. Dans certains trous d’obus des hommes ont dormi, heureux de trouver un soudain abri : ils y ont entassé de la paille. Certains autres ont servi de tombes : quelques mottes de terre sèche, une petite croix en bois de fagots sur laquelle sont écrits trois ou quatre noms… Il y a comme cela une trentaine de tombes. D’autres enfin gardent parmi les éclats d’acier et les morceaux de terre des débris noirs d’où se dégage une odeur infecte.
Certaines tombes sont plus soignées, elles ont la forme connue, à laquelle on ne se trompe pas et devant laquelle on s’étonne toujours du peu de place qu’occupe un homme quand il est mort. Leurs croix portent des noms de gradés : Xavier Petitjean, maréchal-des-logis, Louis Laval, brigadier… Ce sont des artilleurs. Leurs camarades ont mis quelques fleurs – où donc ont-ils pu les trouver ? – sur le triste monticule et, pour qu’elles se conservent sous ce soleil brûlant, les ont placées dans des douilles d’obus pleines d’eau.
Je vais et je viens sur ce champ de mort. Mille détails me surprennent et m’émeuvent : dans une tranchée je trouve un roman, La Vierge du Liban, en partie déchiré et brûlé. Dans une autre un petit oreiller de cuir labouré par un éclat d’obus et couvert de sang desséché. Et toujours des fusils brisés, des sacs déchiquetés, des baïonnettes ébréchées, des képis sanglants…
Personne. Je suis seul. Un petit chevreau blanc cherche en vain de l’herbe à paître. Sur plusieurs kilomètres c’est le seul être vivant que je rencontre. Plus d’oiseaux, plus d’abeilles, plus de papillons… D’ailleurs plus d’arbres, plus de fleurs !…
Je me dirige ensuite sur la route de Raon-l’Etape, vers St Benoît. Même aspect que sur la route de Roville, mêmes trous, mêmes tombes, même affreuse odeur. Les obus tombent là aussi. Je ne puis continuer.
Et je rentre à l’heure délicieuse où les Vosges deviennent mauves et où les forêts sentent si bon la résine. […]