5 octobre 1914. Badonviller
J’ai déjeuné deux fois aujourd’hui.
1er déjeuner- J’ai retrouvé la compagnie Lefolcalvez à la Chapelotte, car maintenant il y a là toute une compagnie. La maison forestière est percée de trous pour le tir – avec ses fenêtres sans vitres, ses murs noircis de fumée, les mille débris qui l’entourent elle ressemble assez à la Maison des Dernières Cartouches. Nous mangeons dans une petite salle dont le sol est recouvert d’une épaisse couche de fougères, et au milieu de laquelle est allumé le fagot sur quoi notre viande se rôtit. Je vous laisse à penser quelle fumée s’attaque à nos yeux !… Menu : viande de bœuf, pommes de terre et poires que j’ai apportées de Badonviller.
Pendant que nous mastiquons notre bout de viande… pif !… paf !…paf !… paf !… pif !… on se tue entre patrouilleurs. Les coups de feu sont tirés tout près de nous, dans un bois de pins qui couvre les flans de la Tête des Collins. On n’y fait plus guère attention… Ces petits échanges d’amitié entre patrouilles sont faits courants depuis que nous sommes dans les bois.
- 2ème déjeuner-
Je descends ensuite de la Chapelotte à Thiaville par Alencombe. Encore des traces fraîches de patrouilleurs allemands sur le sable du sentier. Tout le long de ce chemin il y a des tas de bois dont je me méfie. Je rencontre quatre hommes de la 6ème Cie qui descendent à travers bois : « Rien de neuf ? – Si, mon lieutenant, une demi-douzaine de boches qu’ont foutu le camp quand ils nous ont vus… » Ce sont ceux de la trace fraîche.
A la maison forestière de Thiaville, où j’arrive à midi, je trouve madame Gény et le vieux garde Alem à la table du capitaine Gresser et des lieutenants Gassier et Cordonnier. En leur honneur on a mis les petits plats dans les grands. […]
Je redéjeune. Commode la forêt, elle nous nourrit : cèpes et giroles étaient exquis. Le vieux garde nous conte à grands gestes et à voix bruyante comment il recevait les Allemands chez lui : « Ah ! Messieurs, les cochons !… » C’est un de ces types nécessaires dans un tableau de guerre. Il crie trop fort, la fenêtre est ouverte, les bois résonnent à sa voix et l’on entend se répercuter vers les basses-vallées occupées par l’ennemi : « les cochons !… Les cochons !… ». Hier deux uhlans se sont aventurés jusqu’au chalet de Mme Gény : la cuisinière étant apparue à sa fenêtre, ils ont détalé à grands coups d’éperons.1
Et j’admire notre insouciance : nous parlons, nous rions, nous mangeons, nous buvons… l’ennemi est là, embusqué derrière ce rideau de sapins, peut-être cerne-t-il la maison… J’admire l’insouciance de nos hommes : tandis que les sentinelles veillent l’oreille aux aguets, l’œil fouilleur, j’aperçois deux troupiers occupés à pêcher la truite dans le ruisseau voisin. A ce moment, nous entendons quelques coups de feu vers Angomont. Croyez-vous que cela nous fasse baisser la voix ? Point ! A ce bruit, maintenant si familier, le vieux garde-de-chasse brandit son poing vers la fenêtre et hurle : « Ah ! les cochons, saignez-les les sales cochons !.. »
9h soir- Hé bien, ces coups de feu tuaient deux hommes de la 14ème Cie et en blessaient plusieurs autres.
(Bedel a collé une carte postale de ce chalet et ajouté au crayon la note suivante : « Le chalet a été, depuis cette époque, brûlé et rasé par l’ennemi et Madame Gény, emmenée en Allemagne y a été condamnée pour espionnage à quinze ans de prison. Ces renseignements m’ont été donnés par le beau-frère de Mme Gény, le lieutenant d’artillerie Gény dont la batterie se trouvait à la Schlucht en mars 1916). »