12 octobre 1914. Saint-Pierremont
-4h matin-
J’ai somnolé sur un matelas étendu à terre avec un édredon sur mes jambes. Pas trop froid, quoiqu’il gèle ferme. Les carreaux de la fenêtre sont brisés par les balles : par là filtre le froid… Ca fait bise… bise… par les petits trous.
Au lever, clair de lune sur gelée blanche. Depuis minuit les hommes sont autour de grands feux. Je trouve le capitaine Le Folcalvez occupé à se chauffer les mains à sa timbale de « jus », les pieds devant un fagot embrasé.
-5h-
Nous partons à travers les champs tout blancs sous la gelée. Partout des traces de combat, partout des arbres déchiquetés, des champs troués, partout des fusils qui se désagrègent sous la rouille, des sacs qui moisissent, des képis qui ont perdu toute teinte.
Clézentaine – quel joli nom !- Clézentaine est une ruine noire : de son église il ne reste que le clocher, bien ébréché. D’énormes obus, tombés dans le cimetière, ont là aussi déterré les morts. C’est partout, partout, la mort, l’incendie, la ruine.
8h
…et puis peu à peu voici que se dessine un paysage inhabituel : des champs que les tranchées ne meurtrissent pas, que ne souillent ni cadavres, ni débris d’armes… Un village qui a tous ses toits ! Haillainville !… Comme je me souviendrai de ce joli groupe de toits rouges, bien serrés les uns contre les autres autour de l’église intacte ! Devant la porte de l’école des enfants sont sortis pour voir passer les soldats. Les habitants ont des mines reposées de gens qui n’ont pas eu à vivre dans des caves, à fuir par les routes boueuses, à implorer un ennemi cruel.
Nous traversons la forêt de Charmes, toute calme, toute belle sous ses feuillages d’automne. Enfin des futaies où les arbres n’ont point subi les coups de hache des obus, où les sous-bois ne sont pas piétinés, semés de bouteilles et de boîtes de conserve vides…
Quelle paix !…On entend au loin sonner les cloches des églises. Il y a donc des églises qui ont encore leurs cloches ?…
Midi – Charmes-
…et il y a donc encore des villes où les magasins n’ont pas été mis à sac ? Où le pâtissier orne sa vitrine de pyramides de macarons et de gâteaux en sucre peint, où le marchand de tabac vend du tabac, le papetier du papier, le bottier des bottes ? Que voilà donc une jolie petite ville bien propre, bien sage, assise au bord de la Moselle où elle mire son bonheur de petite ville. C’est la patrie de Maurice Barrès. Comme les Allemands eussent aimé piller puis brûler la maison de l’auteur de Colette Baudoche !… Ils ne sont pas venus, ils n’ont pas pu.
Je suis logé dans une chambre au papier bleu pâle semé de marguerites ; le meuble est en bel acajou ; dans son bougeoir de cuivre bien poli la bougie a deux pieds de haut ; devant le fauteuil garni de reps sont deux petits ronds de sparterie pour les pieds (on a vu que j’avais des clous à mes semelles) ; ma fenêtre aux rideaux de tulle bien blancs s’ouvre sur une place étroite et fort bien habitée, qui laisse vertueusement pousser l’herbe entre ses pavés à l’ombre de l’église et d’un couvent de religieuses.
La maison où nous prenons nos repas luit et brille comme un sou neuf. Les cuisiniers n’y osent mettre les pieds l’un devant l’autre, crainte de rayer les parquets. La vieille servante les a, d’ailleurs, à l’œil. Ah ! quelles bonnes choses nous mangeons, dont nous avions depuis deux mois perdu l’habitude : des saucissons, du beurre, du jambon, des langues-de-chat, des macarons…
Quelle paix ! Mais quelle paix !!
Mais où allons-nous ? Où ??