14 décembre 1914. Voici quelles sont les tranchées que nous occupons



14 décembre 1914, Berry

Voici quelles sont les tranchées que nous occupons entre Hautebraye et la cote 150, exactement au nord-est de Saint-Christophe. J’y ai passé ma journée.*

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Pour atteindre aux tranchées de feu il faut, une fois passée la carrière de la compagnie de réserve, suivre un boyau indéfini, taillé dans le calcaire blanc, zigzaguant comme un serpentin déroulé. Les balles et les obus se croisent en sifflant au- dessus du chemin. On leur oppose une totale indifférence. Au bout de 800m on débouche dans un chemin creux semblable à tous les chemins creux, boisé et irrégulier, tantôt large, tantôt étroit, un de ces chemins où l’on vient en été cueillir la noisette. C’est là la tranchée qu’occupe le bataillon.

Le chemin est bordé de tout un charmant petit village, véritable capitale de Lilliput. Chaque homme, à peu près, a sa maisonnette ; à peine y tient-il à quatre pattes, à peine y tient-il étendu. Elle est faite de terre, de planches, de branchages. Elles portent un nom : « L’antre Pau », « Villa des Roses », « Maison à louer ». Celle des officiers est un peu plus vaste. On y trouve matelas et table. Une cheminée faite de quelques pierres, avec deux gouttières accolées comme tuyau de tirage pour le chauffage. Aux « murs » des gravures, des dessins extraits de journaux, des cartes des opérations en France, en Russie. Le capitaine Dufour a un lit complet au-dessus duquel il fait installer un baldaquin en planches destiné à le protéger contre les éclats d’obus. Il possède également un fourneau de cuisine…

Au-dessus des cabanes se trouvent les meurtrières de tir, en sorte que le troupier sort de sa maison, la pipe aux dents, pour aller de temps à autre tirer son coup de feu. Une sentinelle suffit pour plusieurs meurtrières. On se promène là librement, absolument à l’abri des balles, indifférent aux obus qui pour l’instant se croisent entre les batteries. Les hommes raccommodent leur pantalon, décrottent leurs brodequins, gravent des facéties sur la terre de leur bicoque. Déjà ils connaissent les principaux acteurs de la scène d’en face, la scène boche, et leur donnent des noms.

Il y a Maxime. Maxime est un troupier allemand qui se tient perché sur un peuplier, là au bord de ce ruisseau. Quand Maxime aperçoit un troupier qui grimpe vers… la feuillée (c’est le nom des W.C. en langue militaire) il envoie deux balles dans sa direction. Et puis, c’est tout. Il attend le suivant pour tirer deux nouvelles balles.

Il y a Krupp. Krupp se tient au bord de ce chemin, au bout du champ de betteraves, dans un petit abri. C’est un observateur.

Et il y en a vingt autres.

« Pourquoi ne tire-t-on point sur eux ? », vous exclamez-vous. Bast ! on ne tire pas sur un isolé, aussitôt ce coup de feu amènerait des bombes dans la tranchée. Autant se tenir tranquille. Et alors on continue de bourrer sa pipe ou d’écrire à sa payse.

La 7ème compagnie, outre ses meurtrières de tranchée, possède des meurtrières dans un moulin incendié, le moulin de Chevillecourt. Là le spectacle cesse d’être riant. Il devient sinistre. Des créneaux ont été percés dans les murs noircis de fumée. On marche sur les débris des machines, sur des roues dentées, brisées, tordues… Du moulin on voit les… pierres des maisons en ruines de Chevillecourt derrière lesquelles sont tapis les Allemands, si près, si près que vraiment on ne peut en croire ses yeux. Elles sont en somme à quelques mètres. A quelques mètres de nous commence un territoire si bien isolé du reste de la France que les gens de Berry pour avoir des nouvelles de leurs cousins de Chevillecourt doivent faire passer leurs lettres par la Suisse ! Un caillou, une ficelle, au bout de cette ficelle la lettre et hop ! on pourrait l’envoyer à son destinataire. Au lieu de ces vingt mètres il lui faut douze cents kilomètres… à cause d’un fil de fer et de quelques canons de fusil que l’on aperçoit le long de ce chemin vicinal.*

Pour couper au court en rentrant à Berry je prends un chemin extraordinairement boueux : à certains endroits il est enfilé par les balles et à ces endroits-là il est dit qu’il faut prendre le pas de course. C’est commode à dire : on se voit contraint, pour avancer plus vite, à tirer ses pieds de la boue en soulevant les genoux avec les mains. Et le pied en sortant fait : Môâff !… Et l’on est ahuri, l’endroit franchi, de ne pas avoir reçu dix balles dans le dos.

Cette promenade en terrain mouvementé m’a mis mon pied hors d’usage. Le Dr Caussade monte, à la nuit, me relever.

Je descends à Vic s/ Aisne à bicyclette. Au passage dangereux de Saint-Christophe une balle vient en sifflant mourir sur les rayons de ma roue d’arrière qui l’envoie promener dans son rapide tourniquet avec un bruit amusant.

A Vic on m’a préparé une chambre dans la maison du notaire. Comme à Vic, pays riche, il n’y a qu’un notaire, je vous laisse à penser que cette chambre est magnifiquement et bourgeoisement notariale, acajou, reps et tapisserie.

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