26 décembre 1914. Berry
Il y a une tranchée du 4ème bataillon que l’on appelle « tranchée des crapouillots ». Le crapouillot, lourd, stupide et mortel engin la fréquente plus volontiers que toute autre.*
En allant faire ma visite médicale et amicale de ce côté-là au commandant du bataillon et au lieutenant Voilqué je trouve un homme qui vient de recevoir un de ces vilains petits cylindres à mitraille. Il en a plein les jambes, plein les bras, plein le dos, de la mitraille. Et il saigne énormément et le sang tout chaud qui coule de ses manches de capote et de ses jambes de pantalon fait fondre les glaçons de la tranchée où il est tombé. Je le panse. On l’emporte sur une des chaises à porteurs que j’ai fait fabriquer pour le service des tranchées1. Et je passe quelques bons instants dans le village nègre de la 14ème compagnie.
Il fait un beau soleil. Nous restons assis sur le seuil de la hutte du l[ieutenan]t Voilqué. Les pins du petit bois où elle est construite sont brisés par les infatigables 77, qui ne laisseront décidément pas un seul noisetier debout aux environs de Berry. Des balles chantent. On dirait, par cette belle journée, des insectes rapides qui passent. Certaines frappent les arbres et c’est près de nous comme un violent coup de fouet qui claque dans l’air sec. Des crapouillots éclatent dans la tranchée voisine : sous leur explosion le sol tremble et les colonnes de l’air sont ébranlées.
Sur la route grasse qui descend de la tranchée vers Berry, glisse et titube la procession des brancardiers transportant les blessés. Et sur eux passent et passent des obus qui vont faire d’autres blessés et d’autres morts. Ils ont beaucoup de courage ces hommes sans armes qui passent leur vie sous le feu et dans la mitraille, et qui sous une volée d’obus ne peuvent pas même presser le pas, de peur de raviver les blessures de celui qu’ils transportent.
… Le petit bois qui se trouve entre Sacy et Berry reçoit soudain une cinquantaine de 105 qui arrivent trois par trois… Au moment où ils passent au-dessus de notre masure on dirait, dans les airs, la course rapide de chariots grinçants… Un sifflement d’obus ne ressemble jamais à un autre sifflement d’obus. Tout dépend de l’état de l’atmosphère, de la rapidité de l’obus, de son calibre… que sais-je ? C’est tantôt un chant très doux, tantôt un sifflement, ou bien encore un grincement, ou bien un froufroutement de soie, quelquefois un jet de vapeur sous pression… Par les temps de pluie ou de brouillard c’est plutôt un froufrou d’étoffe, par les temps très secs plutôt un grincement de roue mal graissée.
Bedel a pris une photo de sa chaise à porteurs, plus maniable que la civière dans les coudes des tranchées.