4 janvier 1915. Berry
Je passe cette journée de pluie, de neige fondue et de tempête dans les tranchées.
Depuis huit jours que je les ai quittées, peu de changements : les barbes sont plus longues, les cheveux commencent à pendre sur les cols, les capotes sont couvertes d’une couche de boue sèche et craquelée qui les fait semblables à de la peau de pachydermes.
Les abris se sont améliorés : au début c’étaient des huttes, puis ce furent des niches, maintenant ce sont des terriers : un trou circulaire s’ouvrant sur un escalier à peu près vertical, quatre ou cinq marches, et l’on est dans une petite pièce noire où logent trois ou quatre hommes. Plus le terrier est profond, plus il y fait chaud.
Les rois du confort sont les habitants de la carrière. Chaque jour apporte un petit perfectionnement nouveau : salle de bridge, chambre à coucher encadrée de claies, niche pour la lampe, niche pour le tabac, niche pour ceci, niche pour cela. Les parois du fumoir sont creusées d’une multitude de petites niches dont chacune a l’air d’attendre son saint et ne reçoit que jeux de cartes, allumettes, journaux, pipes… Mais voilà des rois qui vivent depuis trois semaines à la lumière d’une lampe, qui ne sortent que la nuit et qui deviendront incessamment princes parmi le peuple des taupes.
Aujourd’hui, duel d’artillerie. C’est une habitude vieille maintenant de plusieurs mois. Saint-Christophe « écope » sérieusement. Ce pauvre petit village a le tort de se trouver sur la route de ravitaillement de Berry et de Hautebraye (tranchées du 1er bataillon). Sur Berry, pas grand’chose, quelques fusants, quelques tuiles brisées… Quelques fusées de plus sur la cheminée de ma masure, car Denot les collectionne précieusement.
… Dans la nuit. Il pleut. Nuit extrêmement noire… De temps à autre une fusée monte dans le ciel : simple étoile, elle inonde plusieurs kilomètres carrés de terrain de sa lumière blanche… Sans cesse les projecteurs français et allemands balaient le sol de leurs rayons qui tremblotent… Et chaque fois qu’une fusée plane dans le ciel une fusillade éclate, violente, précipitée… « Vite, vite, profitons de la lumière », clament les fusils. Et vite, vite, ils se déchargent. Cela dure trente secondes, pour recommencer à la fusée suivante… Le gros père Canon en profite également pour envoyer quelques obus.
étonnante cette diversité des tranchées, certaines ne sont que des trous d’eau, boueuses et insalubres sans aucun équipement, d’autres presque confortables grâce en partie à l’astuce des troupiers et à des secteurs plus calmes sans doute…
Cette guerre a vraiment été placée sous le régime des contrastes les plus stupéfiants et à tous les niveaux…( embusqués de toutes natures et soldats sacrifiés des premières lignes, secteurs » calmes » et secteurs infernaux, chefs de qualité et chefs indignes , guerre en plaine et guerre de montagne, sur le front occidental et en orient, profiteurs économiques et victimes ruinées par le conflit, etc. )