24 janvier 1916.
Un soleil radieux. Un marmitage abondant.
Je monte au balcon du Ringbuhlkopf (les militaires l’appellent le Gazon du Faîte) qui domine le Linge, le Schratzmoenell, Stosswiler, Sultzeren, Munster et les Reichacker.
Voici donc le Linge, l’enfer du front, le pendant des Eparges. Quand on parle à un combattant soit des Eparges soit du Linge son front se plisse et ses lèvres blanchissent. Voici le Linge. Naguère de belles et profondes forêts couvraient ses flancs et son sommet. Des sources chantaient sur ses pentes. L’hiver, de joyeux skieurs de Munster et de Colmar s’y donnaient rendez-vous. Aujourd’hui… Ah ! aujourd’hui, cette montagne dénudée, creusée de mille tranchées aux contours géométriques, ressemble à ces villes de terre rouge du sud-algérien. Quelques rares sapins ébranchés, encore debout, figurent les tiges desséchées des fleurs de cactus. Et pourtant ce sol brûlé n’appartient pas à l’Afrique. Ces terres rouges se découpent sur les forêts bleues du Rain des Chênes et de Notre-Dame-des–Trois-Epis, et le fond du décor est formé par les bleus tendres de la Forêt-Noire. Nos batteries bombardent un saillant ennemi au col du Linge. C’est le seul point animé de ce royaume du sang. Tout semble y dormir. Pas un coup de feu. Pas une grenade… Je vois briller un objet dans la tranchée allemande… Cela scintille sous le soleil. Qu’est-ce ? Une baïonnette, un monocle ?
Dans Munster une maison brûle et deux colonnes de fumée s’élèvent vers le ciel comme deux bras suppliants. Stosswiler (aux Allemands), Sultzeren (à nous), Ampfersbach (à nous) sont des monceaux de ruines. Les prairies de Stosswihr, creusées d’entonnoirs, donnent à cette fraîche vallée l’apparence d’un paysage lunaire… Pendant que, mollement étendu sur une plaque de gazon entre deux plaques de neige, j’admire l’horreur du panorama, un lieutenant d’artillerie me crie de loin des grossièretés au milieu desquelles j’entends comme un leitmotiv : « … Nous faire repérer… C’t’embêtant… repérer… embêtant… » Il se trouve que je me suis placé auprès d’un invisible observatoire d’artillerie, dont l’occupant m’invective de sa voix souterraine. Je me retourne. J’aperçois une fente et deux yeux ronds d’une jumelle. « Ne bougez pas, lui fais-je à mon tour, ne bougez pas, je vais vous photographier… » Ca l’a calmé et il m’a beaucoup pardonné. Dix minutes après mon départ, j’ai entendu des éclatements de ce côté ; je ne suis pas bien sûr que l’homme souterrain n’ait pas reçu quelques 130…*