17 mars 1915. Mesnil les Hurlus
Petit jour. Tambourinade de 75 contre une contre-attaque allemande, arrêtée net. Le fortin reste à nous. Il est spacieux, sept ou huit mètres carrés, un toit de 8 ou 10m d’épaisseur. A l’intérieur, des mitrailleuses, lance-bombes et autres joujoux. Aussi des saucisses, du rhum, des cigarettes, une machine aérifère, des cadavres.
Je monte rejoindre Cobigo qui, sublime et unique, assure à lui seul le service sur la ligne d’attaque. Je pars au moment du bombardement du boyau, bombardement d’une justesse remarquable. Tout de suite après l’abri du colonel Pollacchi deux cadavres déchiquetés encore chauds. Des cuisiniers porteurs de bidons de café. Des marmites tombent, énormes, faisant trembler le sol jusqu’à ses entrailles. Trois troupiers marchent devant moi. A un moment le bombardement est si intense, si juste que nous nous arrêtons. Ils s’asseyent dans deux petites niches de la droite du boyau, je m’assieds un peu en arrière à gauche. Au bout de deux minutes une marmite percute dans un bruit et un désordre formidable en plein dans la paroi droite de la tranchée. Abrutissement, surdité, cloches dans les oreilles, terre sur le visage. Piqûre au mollet gauche. Ma bande molletière déchirée ; je l’enlève. Du sang, un petit trou, un petit éclat que j’extrais à la pointe de mon canif ; mon paquet de pansement. Mais en face de moi, quel spectacle ! Les trois troupiers, trois hommes de la 12ème compagnie, je crois, sont décapités, écartelés, tordus sur eux-mêmes. (Depuis le chasseur à cheval de Rambervillers je n’avais pas vu de pareils dégâts.) L’un d’eux a eu son pantalon arraché et l’on voit ses jambes et ses cuisses nues et blanches sans une goutte de sang. Il n’a plus de tête. Où est-elle ?…
Je reviens à Mesnil avec une colonne de prisonniers d’un aspect superbe. Ce sont de beaux exemplaires de la garde. Comme le bombardement continue, au moment où l’obus arrive, les troupiers empoignent les Prussiens par le col et s’abritent sous leur grand corps replié. Dans ce boyau étroit, bouleversé de fond en comble à certains passages, la frayeur de ces beaux hommes à l’arrivée des obus de chez eux est bien pittoresque.
Au débouché du boyau, passe le capitaine Glèves sur un brancard, le capitaine Jacquin, une balle dans le front, le suit de près. Le capitaine Dufour, blessé hier et resté quand même au feu, est tué d’un éclat d’obus qui lui laboure le flanc. Roederer est blessé à la tête, au cou, à la cuisse. Dupont blessé à la joue droite. Le lieutenant Cuny est tué au moment où il saute dans une tranchée allemande. Le capitaine Digiovanni, tué. Le capitaine Charpentier tué1. Le lieutenant Nargaut a une balle dans le ventre. Et les sergents ! Bresson, le charmant Scheurer, Joly, Maurice, Guié, Angevel… tués, tués, tués…
Un caporal brancardier du 174 est tué d’une balle dans la tête pendant qu’il mange sa soupe, assis auprès du poste de secours.
Les Marocains, les zouaves subissent des pertes énormes également. Le Marocain blessé rabat son capuchon sur sa tête et prend un air d’affaissement et de souffrance bien comiques. Pour une blessure à la main, le Marocain prend un bâton et marche en traînant péniblement la jambe du côté de la main blessée.
J’ai l’air d’en faire autant avec mon bras en écharpe et mon trou dans le mollet, quand je regagne Wargemoulin !
A Wargemoulin, marmites. Mais quelle bonne nuit !