16 octobre 1916. Le mariage de Hassou, parent du khalifat des M’rabtins
Toum ! boum boum ! toum, boum, boum ! Toum, boum boum ! Toum, boum, boum !… Le bruit sourd et rythmique des bendir s’entend au loin. Il est, à la longue, pénétrant et si obsédant qu’il ferait danser un paralytique. Au bord du Guigou, dans un décor de khima noires et de laves noires, les garçons et les filles du douar, en l’honneur des fiancés, dansent l’aïdouz. C’est la danse classique ici.
Pour danser l’aïdouz les hommes et les femmes se placent les uns contre les autres en un cercle étroit, les épaules écrasées contre les épaules du voisin, les hanches écrasées contre les hanches du voisin, ou de la voisine. Les hommes frappent des deux mains sur de grands tambourins qu’on appelle bendir et chantent des chants improvisés. Les femmes, les yeux baissés, regardent leurs mains qui font comme le geste très lent de s’éventer. Tous, hommes et femmes, sont animés d’un mouvement rythmique du tronc et des hanches, mouvement dirigé de bas en haut. Les jambes ni les pieds ne bougent. Les hommes ont leurs burnous crasseux de tous les jours, mais les femmes ont revêtu leur plus belle robe blanche (cette robe qui n’est qu’une chemise) et ont entouré leurs cheveux d’étoffes de soie aux couleurs très vives, rouges, jaunes, violettes. Leur visage est couvert, outre les tatouages habituels, de balafres au henné, les yeux sont noircis au kohl, les sourcils épaissis par la pâte de henné. Les dents sont généralement intactes et très blanches chez les jeunes femmes. Les mains sont teintes au henné, les ongles ont une jolie couleur orangée. Les jambes sont prises dans des bas aux dessins géométriques et multicolores du manteau d’Arlequin et se terminent à la cheville par un bourrelet. Les pieds sont chaussés de sandales en cuir également multicolore.
Très coquettes, les femmes, profitant aujourd’hui de la distraction des maris, nous lancent des oeillades provocantes.
L’aïdouz va durer toute la journée et jusqu’à une heure avancée de la nuit. Elle se danse devant une khima, un peu écartée des autres, et plus petite où les jeunes mariés passeront leur lune de miel. Nous nous installons sous sa voûte noire pour faire honneur au repas classique, identique à celui de ce matin. Dans un angle de la khima, derrière une bande d’étoffe blanche, se tient la fiancée. Nous ne la verrons pas. Elle a douze ans. Le fiancé, un garçon aux yeux magnifiques, mais frêle et délicat, a quatorze ans. Il se distingue des autres hommes par son air de terriblement s’ennuyer. Il a payé sa femme cinquante douros (200frs). Car se marier, c’est prendre livraison d’une femme achetée. Celle-ci n’est pas chère. Le prix d’une femme, jeune et vierge, s’élève parfois ici à cinquante brebis (7 à 800F).
Et l’aïdouz continue de développer devant nous son rythme épileptique. Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Toum, boum, boum ! Je me fais traduire les paroles des chants d’improvisation. La musique en est assez monocorde, de la famille du plain-chant. L’un des chanteurs, l’improvisateur, lance chacun des couplets que les autres reprennent après lui. Couplets de quelques mots seulement.
Voici quelques thèmes sur lesquels l’improvisateur brode ses développements :
Le caïd Moha ou Omar est mort à Rabat. La vie sur terre est semblable à la mort pour les gens valeureux exposés à mourir en exil.
(Il s’agit d’un ancien caïd, indésirable, des Beni-M’guild, que nous détenions à Rabat)
S’il n’y avait pas le canon des Français pour les protéger nos femmes ne viendraient pas se faire aimer dans les champs de maïs.
(Allusion aux coquetteries des femmes des douars avec les soldats du poste). […]
De temps à autre une autre aïdouz se forme autour d’une femme, porteuse d’un présent. Chez ces gens pauvres le présent consiste généralement en un pain de sucre, placé sur un plateau, que la femme porte sur sa tête. C’est la hedia. La porteuse de hedia avance très lentement en piétinant presque sur place au rythme des bendir tandis que les danseurs chantent autour d’elle :
J’apporte un cadeau à l’objet chéri de mon cœur lui prouvant ainsi mon amitié solide.
Nous avons libéralement distribué cent cartouches aux cavaliers des M’rabtin pour exécuter la fantasia. Et leurs coups de feu éclatent par salves, au grand émoi des échos du Guigou, et sans interrompre le Toum boum boum des danseurs d’Aïdouz.
Nous regagnions le poste à l’heure mauve où les vieux bergers ramènent vers les douars les troupeaux de moutons qui ressemblent de loin, sous les rayons roses du couchant, à des pralines serrées.
Au loin retentit sans arrêt le tam-tam des bendir et les jeunes gens chantent :
Qui sait si Moha ou Omar se trouve bien dans l’autre monde ? Pour les braves, l’autre vie ressemble-t-elle à celle-ci ?
QUELQUES ECLAIRCISSEMENTS SUR LE MOYEN-ATLAS
Timhadit est le coin le plus profondément enfoncé par nous dans le Moyen-Atlas. On le nomme « le poste d’écoutes » du front berbère. Il est comme une île au milieu des tribus insoumises, le refuge de quelques douzaines de Français dans le dernier repère de l’insoumission marocaine. Au nord du poste, dans la direction d’Almis et de Fez, en suivant le cours de l’oued Guigou on trouve quelques douars et quelques casbahs soumis. Ce sont ceux que je fréquente et qui sont obéissants à l’autorité de notre ami le caïd Mimoun. Mais au sud, à l’est, à l’ouest du poste on ne peut sortir de deux kilomètres sans une escorte de 25 cavaliers. Quant à s’éloigner de 10 à 15 kilomètres il n’y faudrait songer qu’avec une colonne de 3.000 hommes avec canons, mitrailleuses etc. Je me trouve donc, pour mes débuts, à l’un des postes les plus délicats de notre nouvelle conquête.
En 1913, dans son livre le Maroc, Augustin Bernard écrit : « Le Moyen-Atlas est vraiment le pôle de divergence du Maroc, le réduit de la résistance berbère. Il est même à cet égard beaucoup plus important que le Haut-Atlas et le Rif. C’est dans le Moyen-Atlas, derrière les Zemmour et les Zaër, qui habitent les grandes confédérations berbères des Zaïan, des Beni-M’guild, des Aït-Youssi, des Riata, des Beni-ouaraïan. Les tribus de cette région sont les plus sauvages et les plus belliqueuses de tout le Maroc. » Par ma fenêtre, j’aperçois à vingt kilomètres à peine au S. S-O. l’Ari-Haïan, ou Djebel-Haïan, montagne pointue de 3.000m assez bien isolée des autres, que nous n’avons encore jamais atteinte et d’où naissent la plupart des fleuves importants du Maroc : l’oued Guigou, branche supérieure du Sebon, l’oued Beht, le Bou-Regreg, qui se jette dans l’océan à Rabat, et l’Oum-er-Rebia qui, après un très long parcours au cours duquel il arrose Kasbah Tadla, va se jeter dans l’océan au nord-est de Mazagan.
FLORE 1DE TIMHADIT (automne)
– Dans la vallée : thym, lavande, chardons bas ; dominants : plantes basses étalant à ras terre des feuilles cotonneuses – plantes à épines extrêmement aiguës. Colchiques.
– Dans le creux des cratères : églantiers, érables à petites feuilles, menthes.
– A partir de deux mille mètres : chênes, thuyas, chênes-verts, genévriers et quelques aubépines. Une prêle à forme arborescente ; un genêt nain dont les feuilles très dures sont piquantes, dont les gousses ne dépassent pas 2cm sur 5mm. Un œillet, à fleur un peu plus large et moins foncée que notre Dianthus Cartasianorum.
Mais, je ne devrais pas m’occuper encore de la flore, les plantes dominantes m’étant absolument inconnues. En tout cas, il est à noter que dès qu’on aborde les plateaux du Moyen-Atlas, à partir d’Ito, en venant de Meknès, la végétation broussailleuse : palmiers-nains, jujubiers, asphodèles, alfa, disparaît complètement, pour faire place au thym, aux chardons nains et à toute une végétation épineuse qui m’est inconnue.
Timhadit est à 1840m.
Journées chaudes, nuits froides, telle est la caractéristique du climat. […]