4 novembre 1916. Almis
J’avais pensé pouvoir gagner Fez par la route Almis, Anoceur, Sefrou. Je suis allé jusqu’à Almis avec Cordier. Mais là j’ai appris que le camion automobile que je comptais y prendre n’existait que dans l’imagination des gens de Timhadit et que la route, entre Almis et Anoceur, 45km, était coupée par une bande de détrousseurs qui ne me laisseraient pas passer sans me couper pour le moins la tête, malgré la protection d’une forte escorte de cavaliers. Alors j’ai vite pris mon parti : je gagnerai Fez par Meknès et je rentrerai avec Cordier, aujourd’hui, à Timhadit.
Entre Timhadit et le poste d’Almis il y a 32 km. Partis à 6h, hier matin, nous sommes arrivés à 10h ½, ayant fait tout le trajet au pas de nos chevaux, mon mulet porte-bagages ayant ralenti notre marche. La piste suit imperturbablement la vallée du Guigou qui s’élargit de plus en plus à mesure que l’on descend. Après les casbah de Taalilt et d’Aalil, nous entrons dans un territoire dépendant de la subdivision de Fez. Là cesse également l’autorité du caïd Mimoun. Une zone de 3 ou 4 kilomètres sans culture ni habitation, marque la séparation entre ces deux territoires. Puis les casbah deviennent de plus en plus nombreuses, pour former, après la traversée du Guigou, un véritable bourg : les casbah des Aït Hamza, sous l’autorité du caïd Saïd ben Ghazi. Cinq grandes casbah accolées les unes aux autres forment cette agglomération. L’une d’elles est habitée par des juifs. Ils y font du commerce, comme de juste. A l’approche de notre cavalerie une dizaine de juifs à calotte noire s’avance vers nous la main levée en geste de salut et la bouche fendue jusqu’aux oreilles en guise de sourire. La platitude des juifs du Maroc envers les officiers français est inimaginable. L’un d’eux, le visage orné d’une barbe grise, veut à tout prix faire accepter à Cordier un poulet. Sur une sorte de place, un maréchal-ferrant travaille le sabot d’un mulet. La foule des hommes désoeuvrés l’entoure, alors que des femmes vont et viennent, le dos courbé sous de lourds fardeaux.
Plus loin, et à droite de la piste les casbah des Aït Kaïs, des Ikhaters, au pied de la longue chaîne rocheuse du Tadjda. La terre est bien cultivée. Les pierres n’encombrent pas les champs comme aux environs de Timhadit. Déjà l’orge est semée et elle lève. Partout l’irrigation est bien comprise et des seguia sillonnent les champs. Nous croisons à chaque instant des troupeaux d’ânes lourdement chargés de sacs d’orge qui vont vers Almis où l’administration achètera le grain.
Enfin un groupe important de casbah apparaît : ce sont les casbah des Aït Fringo et des Aït Almis dont l’une, remarquable par sa tour blanche troncônique, constitue le poste d’Almis. Un peloton de tirailleurs sénégalais et un peloton de territoriaux l’occupent avec les trente cavaliers moghrazni du lieutenant Moujon, chef du bureau des renseignements.
Après un déjeuner abondant, pris dans une des anciennes chambres, aménagée de la casbah, nous décidons de pousser jusqu’au poste de Tarzout à 15km au nord d’Almis.
A quatre kilomètres au nord de ce dernier poste, après les cinq casbah des Aït Khebache, la vallée du Guigou se resserre soudain et la nature du terrain change complétement. Le sol, calcaire, est recouvert de buis dont le feuillage d’automne donne aux pentes des montagnes une teinte rouge caractéristique. A droite la chaîne du djebel Tadjda s’atténue poue ne plus présenter, à Tarzout, qu’une altitude de 1600m. Par contre parallèle à cette chaîne et à quelques kilomètres plus à l’est s’élève la chaîne majestueuse du Tchkiout, haute muraille rocheuse, de 3000m, séparée du Tadjda par la vallée de Tienth. Dans cette vallée, Moujon oblige les Aït Telth à camper, se protégeant ainsi à l’est contre les incursions des dissidents de la Moulouya. Avant d’arriver au poste de Tarzout, nous voyons quelques belles casbah abandonnées : ce sont celles des Aït Amor ou Abid et des Aït Khezane, partis en dissidence lors de l’affaire de juin dernier.
Nous traversons le Guigou, nous grimpons une côte et nous atteignons le poste, accroché de la façon la plus inconfortable du monde sur l’arête d’une colline en dos de girafe.
Le commandant du poste, capitaine Schwartz, est un diable à poils rouges sortant d’une boîte. Sa boîte est une cabane en branchages de buis. On construit des bâtiments en pierres, mais officiers, Sénégalais, territoriaux et goumiers logent sous la tente-marabout qu’un vent furieux cherche à arracher du sol rocailleux. Un nuage de poussière enveloppa sans répit ce triste camp.
Donc, en juin dernier, une harka forte de 4000 hommes et commandée par Sidi-Raho en personne, vint attaquer le poste installé là depuis un mois à peine. Malgré les avertissements réitérés de Moujon, informé des mouvements de la harka, on ne prévit rien et l’attaque fut une surprise. Surprise sanglante puique dès le premier jour sur cent vingt hommes, trente-cinq étaient hors de combat, les mitrailleuses s’enrayaient, un des deux canons de 90 culbutait et dévalait la pente de la colline. Cela se passait le 16 juin. Dans la nuit du 16 au 17, le capitaine de Saint-Martin, commandant alors le poste, organisa la défensive avec murs de pierres et sacs d’orge et – démuni de T.S.F. et de projecteurs- put faire savoir à Almis sa situation désespérée. Almis prévint Aïn-Leuh et la colonne commandée par Poeymirau se mit en marche le 17 au petit jour. Pendant ce temps la petite garnison tenait bon. Les mitrailleuses avaient été réparées. Le canon avait pu être remis en batterie. On tira à mélinite sur les retranchements de l’ennemi, organisés à 800m. malgré les you-you des femmes, le mordant des Marocains s’affaiblit. Le canon les démoralisait en détruisant leurs organisations et en leur tuant beaucoup de monde. Cependant, dans la nuit du 17 au 18, ils parvinrent jusqu’au réseau de fils de fer, qu’ils coupèrent par endroits avec de gros ciseaux à tondre les moutons. Les Sénégalais du poste se défendirent alors à coups de rochers, lançant d’énormes blocs sur les assaillants. La garnison diminuait, s’épuisait. Pas de médecin, les blessés mouraient faute de soins. Pas d’eau, on mourait de soif. Enfin le 18, la voix du canon de la colonne se fit entendre. Par une marche forcée de 70 kilomètres, Poeymirau arrivait à temps pour sauver Tarzout du plus horrible des destins. La subdivision de Fez, froissée de ce que le secours vint de la subdivision de Meknès fut chiche en récompenses et déplaça le capitaine de Saint-Martin.
Ce récit nous est fait par un des combattants de juin dans une méchante cabane en pierres sèches où souffle un vent terrible. La poussière donne à la bière qui nous est offerte un étrange goût « hassani ».
Nous rentrons à Almis avec notre belle escorte de moghrazni qui nous flanquent à droite et à gauche en galopant sur les pentes, parmi les buis rouges.*
Panorama vu du nord de Tarzout :
Toutes ces montagnes sont dénudées, couvertes seulement de buissons bas de buis. Sur le Tchkiout, seulement, il y a des cèdres et des chênes.
La piste Maghzen est très fréquentée : c’est la grand’route qui réunit Fez à Kasbat et Maghzen par N’jil. Nous voyons des caravanes circuler sur sa poussière rose. Chaque caravane doit indiquer au poste sa provenance et sa destination. Ce matin, Schwartz a saisi une centaine de moutons qui passaient par là, venant de chez les Aït Youssi dissidents. C’est ainsi que s’opère le blocus des dissidents, qui ne pouvant plus vendre dans les villes leurs troupeaux et leurs récoltes finissent par se soumettre.*
Lamentable querelle d’ego entre les bureaux de subdivision…L’héroïque défense du capitaine de Saint-Martin et de ses hommes aurait dû être récompensée, au lieu de cela on le mute…
J’imagine que Lyautey ignorait ce fait indigne, sinon il aurait été dans ses conceptions du commandement de sanctionner sévèrement les responsables de la subdiv de Fez…
Poeymirau pourtant proche de Lyautey et connaissant la situation puisqu’il est arrivé à temps pour sauver la garnison de Tarzout ne serait donc pas intervenu comme il aurait dû…?