12 au 18 novembre 1916. Fez ! Ah ! que n’ai-je, pour chanter vos douceurs, vos mystères et vos jardins, la voix de vos jets d’eau,



Fez 12 au 18 novembre 1916

Fez ! Ah ! que n’ai-je, pour chanter vos douceurs, vos mystères et vos jardins, la voix de vos jets d’eau, la voix fraîche de vos vasques, la voix assourdie de vos segia souterraines ! Ou bien la voix me suffirait que j’entendis un soir, à l’heure de la prière, devant Moulez Idriss, cette voix d’imploration, d’humilité et de grâces par quoi deux cents fidèles prosternés affirmaient à Allah sa grandeur et sa puissance. Fez, vous êtes femme. Vous avez de la femme le charme et la perfidie. Circé, vous changeriez les hommes non pas en animaux vils, mais en fleurs douteuses, en fleurs de serres chaudes ; de vous blanche odalisque allongée sur des coussins verts, émane un parfum d’enchantement, la vapeur d’un philtre qui bout. Comme ils sont pâles vos enfants ! Je n’ai vu jusqu’aujourd’hui cette pâleur qu’au cœur des arums chlorotiques. De quelles fièvres consumantes les brûlez-vous donc ? J’ai rencontré dans les rues noires de Fez Bâli des petits garçons dont les joues semblaient faites de la même cire que les cierges vendus autour de la grande mosquée. Les femmes aux yeux magnifiques, au nez finement attaché, légèrement busqué sous le voile qui l’écrase, les femmes ont la démarche hésitante, un peu précieuse, des jeunes convalescentes. Et l’on s’étonne que leurs voiles blancs ne laissent point derrière eux une odeur vague de phénol et de créosote. Les vieillards sur leur mule trop grasse, sellée de drap rose, passent, rigides, pâles, indifférents, comme des spectres. Où vont-ils au trottinement rapide de leur mule ? Au cimetière, s’allonger dans une étroite tombe, faite à leur mesure et que des artisans viendront fermer d’une voûte de pierres sèches ?

Les marchands dans leurs boutiques, les mendiants assis le dos aux murs, les passants glissant sur le sol humide, les enfants, les femmes, les beaux jeunes gens graves, accoudés aux balcons ruinés des medersa, comme ils sont pâles, tous, tous ! Fez, avec ses rues si étroites, si noires, si humides, Fez a des airs de nécropole ressuscitée… Mais sortez de Fez Bâli, de Fez le vieux, alors les pigeons, les jardins, l’or des oranges, l’émeraude des citrons verts, les jeux du soleil sur les toits d’émail du Dor Bâtha, sur les faïences des minarets, dans la poussière que soulèvent les enfants jouant aux osselets, alors que le ciel, la terre et les eaux illustrent de mille et une images les mille et un contes que vous fait Schéhérazade, aussitôt évoquée.

Feux de fleurs, comme d’artifices, jets élancés des coréopsis, flammes des chrysanthèmes, braises ardentes des sauges et des œillets d’Inde, étincelles, étincelles par milliers des tagettes qui folles, vagabondes, désordonnées détruisent par un jeu malicieux l’harmonie des parterres ; ah ! le charmant fouillis, plus gai, plus comique, plus touchant aussi, d’être le prisonnier des droits chemins de briques émaillées qui le découpent, le détaillent, le géométrisent. Un jardin marocain c’est un éclat de rire dans un palais du Rêve.

Au Dour Bâtha je n’ai entendu rire que les fleurs chatouillées par les papillons, caressées par le vent, visitées par les abeilles. Les mosaïques ne savent pas rire. Elles sont trop froides malgré leurs vives couleurs et l’éclat de leur émail. A-t-on jamais vu rire une femme très fardée ? Les jardins mis à part, tout est donc rêve, silence et calme dans un palais de Fez. Un pigeon s’élève d’une vasque où il a bu. Les yeux suivent son vol et le regard prend ainsi le chemin du ciel. Et la méditation que la voix aiguë des muezzins avait déclenchée s’oriente tout naturellement au fil du vol de ce pigeon.

Mais je ne veux pas me perdre au pays des songes durant mon court séjour ici. Je quitte ma fraîche chambre de faïence à l’heure où la pointe des peupliers rosit dans les vergers de l’oued Fez. Comme il fait doux marcher entre deux murs quand derrière l’un on soupçonne les pommiers des Hespérides, derrière l’autre la piscine de la chaste Suzanne… Je sors de Fez par une porte en terre rose où s’encadre le bleu tendre des collines de Dar Mahrês. En automne les vergers, comme les jardins, sont en feu. Du bordj sud au bordj nord en passant par Bab Fetouh, il coule de Fez une cascade d’or : les peupliers et les figuiers, les grenadiers, les mûriers, les vignes, tout flambe et flamboie. Et pourtant une fraîcheur vient de cet incendie, une fraîcheur douce à l’odorat, caressante aux tempes, un peu picotante : elle s’élève des petites plates-bandes, vertes, parallèles, minutieusement soignées où l’on cultive la menthe1, la menthe, complément du thé, el nana. Au pas de mon cheval, au gré de la route serpentante, je vais le nez au vent, les regards aiguisés, la chanson aux lèvres. Je croise des meskin qui d’un claquement de langue excitent leur bourricot surchargé de bois, ou d’orge, ou de palmier-nain, ou de paniers de fumier. Je rencontre de lents chameaux. Lents ? Pas tant que ça ! Ils vont vite, mais leur pied mou fait si peu de bruit dans la poussière ! A Bab Fetouh, c’est un défilé rapide de gens de la campagne entrant en ville, porteurs d’œufs, de grenades, de bottes de menthe. Aux vergers d’arbres fruitiers, succèdent les olivettes. C’est l’automne, les olives tombent. Elles sont noires. Elles jonchent le sol de leurs crottes de bique. Des cactus, des figuiers de Barbarie, opposent des barrières infranchissables à ma curiosité qui aime à mettre son nez partout. Je gravis, entre les tombes abandonnées et les kouba blanches la côte qui mène aux tombeaux des Mérinides. Deux ou trois vieux restes, ogives arabes et briquettes rouges… C’est de cette hauteur qu’il faut venir adorer Fez. Elle apparaît vraiment, de là, la femme que je disais, avec les bijoux de ses mosquées et de ses medersa, – les émeraudes des toits verts de Mouley Idriss ! – avec la ceinture rouge de ses remparts et or de ses vergers, étendue sur les coussins arrondis des collines d’olivettes.

Devant la casbah des Cherarda, il y a marché, marché aux chevaux, aux moutons, aux chameaux, aux mûles. Grouillement silencieux des foules arabes qu’égaie seule la clochette de cuivre des marchands d’eau, et qui domine le cri hideux, graillonneux d’un chameau irrité.

Je rentre à Fez par Bab Mahrouq. Je traverse rapidement le mellah puant, grouillant d’une foule de juifs aux lévites et aux calottes noires, luisantes de graisse, de juifs aux crânes rongés de croûtes, de juives plus pâles encore que ce que l’on peut entrevoir du visage des femmes arabes. Comme elles sont jolies, les petites juives de quinze ans, avec leurs cheveux en nattes sur le dos, leurs longues chemises blanches, leurs yeux de jais, leurs joues de cire ! Le type sémite est très peu accentué chez les femmes et chez beaucoup d’hommes. Mais tous ces visages respirent l’intelligence. Je me fraie un chemin dans cette foule active que mon cheval sépare en deux courants, je sors du mellâh, je prends une route qui court entre deux haies de hauts roseaux, je pénètre dans le quartier des jardins et des palais d’été et la fraîcheur du Dour Bâtha m’accueille à l’heure où le soleil fait avaler aux objets leur ombre.

Mais je pénètrerai cet après-midi au cœur de la ville, dans cette médina où l’on se perd, roumi égaré dans la dernière forteresse de l’Islam. Il me faut courber le dos sous le regard méprisant des Fâsi, sous l’injure des vieilles femmes. Je courbe le dos mais j’avance tout de même et je me fais l’effet d’un hérétique pénétrant dans le temple de la vraie foi. Durant mes longues promenades dans le dédale des petites rues humides et noires, je ne rencontrerai pas un européen. Ah ! que n’ai-je un burnous blanc sur un caftan vert ! Je laisserais mes bolra à la porte de Mouley Idriss et, les pieds nus et le cœur pur, j’irais longuement méditer sous les lampes de la mosquée entre ce vieillard iréel et cet étudiant que j’aperçois frapper de son front les nattes de jonc… Eh ! non, je ne puis entrer dans la mosquée de Mouley Idriss, dans la Sainte des Saintes, je ne puis pas même m’arrêter devant les portes. Mais mon regard avec mon âme franchit le seuil sacré. Je vois les belles colonnes innombrables, la grande cour centrale avec son basin à ablutions, le coin des femmes où ces dames papotent à voix basse, je vois des ors, des mosaïques, des lampes, je vois également de fâcheuses des centaines d’horloges plaquées aux murs, des horloges de la Forêt-Noire, des horloges de cuisine, des horloges de tous les formats, de toutes les nuances depuis le réveille-matin en fer-blanc jusqu’au coucou de Nuremberg. La richesse d’une mosquée se mesure au nombre d’horloges que l’on y trouve. Il en est ainsi. Le bon goût a de ces aberrations…

Et mon âme a pénétré avec mes yeux dans le sanctuaire. Et je me prends à murmurer avec cette foule blanche prosternée l’acte de foi le plus admirable qu’ait formulé une religion : la ilaha illa Allah… Dieu est Dieu… parce que Dieu est Dieu, tout est bien, tout est juste, tout est beau, tout est harmonieux, même le mal, même la souffrance, même la pauvreté, même le feu du ciel qui anéantit les troupeaux, même la peste qui décime les familles, tout sauf le roumi car le Prophète a dit de lui : Poursuis-le sans trêve ni merci.

Allons ! Laissons le musulman chez lui. Il suffit bien de le troubler dans ses villes et dans ses campagnes. La paix soit sur ses temples ! Et je me perds dans les souk. Tout Fez est dans ses souk. J’aime le grouillement silencieux des foules blanches des étroites zenka, des petites rues serpentantes, montantes, descendantes, tournées, contournées, bistournées, cassées, soudain redressées, puis brisées à angle aigu par une fontaine, par un cep de vigne, par rien, une fantaisie. Ah ! les jolies boîtes ! Une boutique, ça ? Mais non, c’est l’épicerie que l’on me donna jadis pour un de mes Noël. Je la reconnais avec ses petits pots à bonbons, ses petits paquets bleus à vermicelle ou à bougies, avec ses petits tas de poivre et de sel, ses trois pruneaux et ses trois dattes. Le souk aux épiciers. Ça sent bon la canelle, le gingembre, le poivre. Puis sans transition, c’est le souk aux savetiers. Ça tape, ça cogne, ça coud, ça frotte. Les belles bolra jaunes s’empilent dans les boutiques. Des gamins passent, courant, les bras chargés de savates qui parfument l’air de la ruelle de leur forte odeur de cuir et de tan.

Vous voulez des poteries de Fez ? Suivez-moi. Prenons cette zenka, qui descend : gare aux galets qui la pavent. C’est glissant pour nos gros souliers. Passons sous cette voûte, puis sous cette autre. Tiens ! un gazouillement d’oiseaux en cage. Non pas ! Ne reconnaissez-vous point que ces voix sont celles des petits garçons apprenant le Coran, que cette cage est une école ? Ah ! mais on pourrait s’y tromper si la parole grave du thaleb et le bruit sec des coups de badine qu’il applique sur l’épaule de ses élèves ne précisaient la chose. Rien ne ressemble plus à une cage qu’une école marocaine ; mêmes petits barreaux de bois tourné, même minuscule porte carrée et même façon d’être accrochée à la façade d’une maison… Voici la fontaine Nedjarine. Un bijou, un bijou public, dont chacun peut jouir, que chacun peut caresser des yeux, de la main. La fontaine est sur une place étroite. Il n’y a pas qu’elle sur cette place surprenante : il y a la porte du fondouk Nedjarine, qui est une merveilleuse fantaisie d’ornements de pierres, de stuc, de bois, de mosaïques, de tuiles émaillées. Dans la cour intérieure du fondouk, obscure et profonde des ballots d’épices : trois étages de balcons de cèdre sculpté misérablement détériorés par le temps et l’apathie musulmane.

Mais les potiers ? Les voici, voyez ce gros homme accroupi parmi ces vases fragiles, ces plats délicats, ces tubes, ces pots, ces plaques et ces cruchons. Il semble qu’à chacun de ses mouvements, cet échafaudage sensible devrait s’écrouler. Oui, s’il bougeait ; mais il ne bouge pas. « Combien ce plat ? – Ce que tu voudras ! » Je prends le plat, je donne deux francs au bonhomme et je m’enfuis avec mon trésor… jusqu’à la prochaine boutique où je prends mêmement un pot à anses, un autre pot à dessins verts et dont le couvercle est surmonté d’un chien, d’un kelb sympathique. Et je dois, après plusieurs visites aux boutiques suivantes, m’arrêter : deux gamins ont déjà leurs bras envahis par mes achats.

J’ai passé dans les souk de Fez des après-midi entières. On y passerait des mois. Et que n’ai-je pas vu en dehors des souk ?… J’ai visité tout ce qu’on peut visiter sans enlever ses chaussures. J’ai escaladé les raides escaliers des medersa (collèges), où sur des balcons finement sculptés et tristement abandonnés «  aux outrages du temps » donnent de noires petites cellules d’étudiants ; de la terrasse de l’une de ces medersa j’ai pu plonger dans les cours intérieures de la mosquée de Mouley Idriss. J’avais presque honte de mon sacrilège. Mais le gosse qui m’y avait amené, déjà tombé dans le « mufflisme » de notre civilisation, me tendit mon kodak qu’il portait et je poussais le sacrilège jusqu’à photographier l’intérieur d’un temple qui se flatte de n’avoir jamais connu la présence d’un roumi sous ses voûtes.

Je suis passé vingt fois devant les quinze portes, largement ouvertes de la Karaouine. Mes yeux ont fouillé la pénombre des colonnades, mes oreilles ont entendu des voix harmonieuses qui répétaient avec ensemble les phrases mystérieuses que lançait d’abord quelque mufti invisible.

Que n’ai-je pas vu à Fez ? Hélas ! j’ai vu bien des choses, bien des monuments, bien des jardins, bien des étoffes et de belles poteries, des sanctuaires et des boutiques, des collèges, des fontaines, des fondouk… Mais je n’ai pas pu pénétrer l’âme des Fâsi.

J’aime mieux mes pauvres Berbères que les seigneurs de Fez.

1

Bedel a glissé une feuille de menthe dans son Journal.

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