Noël 1916 – M’rirt (chez les Zaian)
J’ai dessiné, avec ma prétentieuse maladresse habituelle, neuf images qui sont les neuf côtés du réduit où je suis enfermé, moi, ma jeunesse et mon rêve, aujourd’hui, jour de noël, troisième Noël de guerre. Noël ç’a toujours été des cloches, des clochettes, de la neige, des petites lumières vacillantes et un bruit de sabots assourdi, ç’a toujours été une fête de l’innocence avec des voix heureuses d’enfants.
En vain, aujourd’hui, j’ai tendu l’oreille. Rien de cristallin, rien d’enfantin, rien que le silence sauvage du bled meurtri par les coups de feu des sentinelles. Et en France, ce n’est pas moins oppressant…
Les anges sont-ils morts ?
« Elle pensait qu’à Noël il se fait de grands mystères dans la nature : cette nuit-là les objets ont des âmes et deviennent vivants. » C’est dans Barrès, je crois, que j’ai lu cela. Je suis toujours resté un peu comme elle. Et je souffre, dans cette âpre Afrique, de ne pas sentir d’âme aux rochers qui m’entourent, aux chardons secs qui s’érigent dans la plaine, à ces casbah écroulées qui ne sont pas même « mortes », n’ayant jamais été vivantes.
L’exil, quelle souffrance !… L’exil et la prison quelle torture !…
M’rirt n’est plus seulement un exil, le cercle de plus en plus fermé de nos ennemis en fait une prison. La navette postale, assurée jusqu’ici, une fois la semaine, par les cent cavaliers du goum et l’infanterie du poste groupée sur les hauteurs du Taraft, n’aura pas lieu. Les Zaian s’agitent et l’agitation gagne les profondeurs de la montagne. Nous ne sommes plus reliés au reste du monde que par la miraculeuse télégraphie sans fil. Nous savons que la violente canonnade entendue avant-hier derrière la Gara de M’rirt était le fait de la colonne d’Aïn Leuh secourant les tribus soumises d’El Hammam contre une agression violente des Mrabtin de Aguebli.
Faudra-t-il que les 4000 hommes du colonel Colombat ouvrent la route à nos lettres ?
Toutefois, ne nous plaignons point de notre solitude puiqu’elle a été enrichie d’un petit Jésus qui nous est tombé du ciel ce soir. Deux spahis en vedettes ont arrêté auprès de l’ouvrage de pierres du dessin S.S.O. un petit garçon qui cherchait un chameau égaré. Cet enfant, charmant et bien joli, nous a conté en tremblant, bien des choses intéressantes. Traitre à son douar par le fait de la peur, il a obligeamment fourni à nos artilleurs tous les renseignements que ces hommes de poudre et de sang désiraient avoir sur l’emplacement des douars et le résultat de leurs tirs. Nous savons maintenant qu’il y a des Khima de Mrabetin derrière la Taga Itchiane (que nous appelons ici, dégoûtamment, la Pustule), au pied des forêts du dessin S. Nous savons aussi que les tirs du 23 ont tué deux hommes et tué de nombreux moutons. Nous savons, enfin, – il y a toujours du roman au fond de toutes choses- qu’un de nos goumiers déserteur, le jeune Madani, a épousé la fille du chef de douar où le petit prisonnier a sa famille.
- Nouvelles reçues ce soir par T.S.F.
A 1500m du camp d’Aïn Leuh deux sapeurs du génie ont été attaqués : l’un a été tué.
On continue de se battre entre tribus à El Hammam (nous entendons, en effet, la fusillade par-delà la Gara de M’rirt).