20 octobre 1917. Vénizel
J moins 1 +1 (l’attaque est retardée d’un jour.)
Dans cette journée verte et rose d’automne, deux grandes flaques rouges, c’est dommage. Et puis ça enlève quelque chose à l’indiscutable beauté du tableau.
Au milieu des fumiers de Vénizel, j’essaie d’arracher Dupont à la honte qui l’attend. Je fais un rapport sur son cas, je donne à sa peur des noms scientifiques : autant chercher à voiler le corps d’un lépreux avec un mouchoir de poche… Dupont, terne et « avachi » -c’est le mot vrai- ne facilite point ma triste tâche.
Un avion ennemi, pendant ce temps, s’est glissé entre nos avions et lâche sur nous et sur nos voisins de Missy quatre torpilles qui font de grands ravages. L’une d’elles, éclatant au milieu d’une compagnie du 21ème R.I. rassemblée pour monter en ligne, tue onze hommes et en blesse quarante-sept. Bouillie de sang, de boue, de drap de capote et de fer blanc…
Mais quel incident menu dans le drame qui se joue : à peine la valeur qu’aurait l’éternuement d’un choriste au deuxième acte de Faust… Car, sans répit, et sans répit, la colline embrasée vomit du feu, vomit du fer, vomit du poison…
Soissons –même jour- 9h du soir.
Une boucherie ? Non. Un abattoir.
C’est de mon poste de secours que je veux parler. Je piétine depuis deux heures dans une gelée de sang où mes chaussures et celles de mes infirmiers font un bruit mou.
Ouf ! je puis enfin laver mon visage et mes mains, raidis par l’affreux liquide humain qui s’y est desséché.
Silence sur la ville parmi le tonnerre des collines et après l’orage qui vient de nous ravager.
Nous avons vécu de rudes instants dans le brouillard de ce crépuscule. De rudes et graves instants.
Qu’il tombe à tort et à travers, sur la ville, des obus puissants qui tuent une femme par-ci, un vieillard par-là, qui éventrent telle caserne et écrasent telle boulangerie, ce n’est rien.
Mais qu’un seul de ces obus tue trente-sept jeunes hommes et en blesse une trentaine, voilà qui constitue un fait d’exception que réalise rarement la guerre. Et c’est ce qui vient de se produire, à deux pas de mon O.B.C., à l’angle du Pont-des-Anglais et du quai. Et c’est du sang de ces blessés que mes vêtements sont inondés.
…Le sang autour de lui giclant comme d’un crible…
C’est un vers de Verlaine.
Autant de blessés autour de moi, autant de cribles. Pas un qui n’ait plusieurs affreuses blessures : membres brisés, pied ou main emportés, crâne défoncé, poitrine trouée, nez enlevé, yeux crevés… autant de cribles, et par les trous, sur ces jeunes corps que j’ai déshabillés, des sources rouges et fumantes. Je n’entends plus les explosions, tant de gémissements, tant de balbutiements les couvrent. Pendant que je coupe, que j’étanche, que je panse, mes hommes fouillent dans l’amas de corps du Pont des Anglais, à la recherche d’une chair encore chaude, d’un souffle encore perceptible… Dans la nuit et dans le brouillard et dans les obus, à la lueur d’un falot, je les trouve occupés à leur fiévreuse besogne.
Trois camions. Des bâches déchirées. Des roues brisées. Une odeur de sang et de brouillard. Trente-deux cadavres assis sur les banquettes des voitures, le visage exsangue, le fusil entre les jambes et les mains au fusil… Le front sur le volant, comme endormis, les trois chauffeurs. Et puis sur le sol deux tas informes où je distingue un tronc humain, sans jambes : un gendarme. Et un autre tronc constitué par une poitrine et une tête casquée : une sentinelle du pont.
Les convois nocturnes de camions continuent de passer là et les roues gauches de la plupart des voitures achèvent d’écraser le gendarme dont il ne reste bientôt plus que la tête souriante et la capote aplatie.
De l’obus aucune autre trace qu’une légère torsion du rail de tramway sur lequel il a percuté.