29 octobre – 2 novembre 1915 : à 30 km du front, on oublie vite les misères du front



Le vendredi 29 octobre 1915
Repos le matin. A 11 h 30, départ pour un exercice de bataillon aux environs de Valy. Passé à Foucaucourt[-sur-Thabas]. Retour à 16 h. Temps nuageux.

Le samedi 30 octobre 1915
Prise d’armes pour une remise de décorations. Le sergent Vilain est décoré de la Croix de Guerre. A 10 h, messe pour les Morts du 131ème. L’après-midi, jeux et repos. Le soldat Chesnay est nommé caporal. Temps couvert et froid.


Samedi 30 octobre 1915 – 16 heures

Mon cher père

Nous pouvons goûter pleinement le repos qui nous est accordé en ce moment, à part quelques corvées et exercices qui sont pour ainsi dire indispensables, nous avons beaucoup de temps libre et je puis vous dire, comme je vous le disais il y a trois jours, que je n’ai jamais eu un aussi bon repos. Ce qui fait plaisir, c’est d’être dans un pays habité et où l’on voit des gens s’occuper de leurs travaux agricoles comme si ce n’était pas la guerre ; nous n’entendons pas la fusillade ni la canonnade et l’on ne pense plus à la guerre. A 30 km du front on oublie vite les misères de la tranchée.

Aujourd’hui samedi c’est fête pour le régiment. Il y a eu ce matin revue par le Commandant de la Brigade, remise de Croix‑de‑Guerre et défilé, et à 10 heures, après le défilé, messe pour les morts du 131ème, célébrée dans l’église de Triaucourt et à laquelle assistaient tous les officiers et une grande partie des soldats. Le curé de la paroisse nous a fait un petit discours de circonstance. La musique a joué plusieurs morceaux pendant la messe et c’était imposant. Cet après-midi, repos, jeux, concert par la musique. Enfin, c’est une journée charmante. Demain dimanche et lundi, jour de la Toussaint, je pense que nous serons libres également et que je pourrai assister à tous les offices religieux comme si j’étais à Bourgueil.

Je vous envoie en même temps que cette lettre une brochure intitulée « Triaucourt pendant l’occupation allemande », écrite par le curé de Triaucourt, celui qui nous a parlé ce matin, et racontant exactement ce qui s’est passé pendant cette semaine terrible du 5 au 12 septembre 1914. J’ai pu voir les traces du passage des Allemands dans le village, les maisons détruites par l’incendie et les effets du bombardement sur le clocher et les alentours. Tout ce qui est écrit est exact et nous montre les misères qu’ont endurées les habitants de Triaucourt qui étaient restés à leur domicile pendant ces heures douloureuses. Après avoir lu ces pages vous pourrez comparer votre existence avec celle de ceux qui ont été sous la domination de l’ennemi. Vous vous trouverez heureux malgré tout en pensant aussi à ceux qui sont restés non pas huit jours mais 15 mois à l’arrière des lignes ennemies, comme ceux des pays où nous avons battu en retraite au mois d’août 1914, et qui vont peut-être y rester encore bien des mois avant d’être redevenus libres. Ces gens-là auront vraiment souffert de la guerre : perte de leurs biens, destruction de leur maison et de leur mobilier, privation d’aliments et de bien-être, aliénation de leur liberté, mauvais traitements parfois et aussi absence de toutes nouvelles de France et des membres de leur famille qui sont séparés d’eux par la ligne de feu. Devant de telles misères, les habitants de l’intérieur peuvent se considérer très heureux. J’ai pleuré en lisant certains passages de cette brochure et je ne doute pas qu’elle vous inspire des sentiments de pitié pour les habitants des régions envahies que nous ne parvenons pas à délivrer malgré tous les sacrifices que nous faisons.

Tous les jours il passe ici des centaines de camions automobiles transportant des troupes. Ce matin il est passé un convoi d’artillerie et de ravitaillement de plusieurs km de longueur. Je crois que ce sont les troupes qui avaient été massées en Champagne pour l’offensive qui regagnent leurs emplacements respectifs pour la campagne d’hiver. Je vous l’ai déjà dit, la grande offensive commencée le 25 septembre n’a pas donné de grands résultats et elle semble maintenant abandonnée et remise à plus tard.

Il est à peu près sûr que nous retournerons aux tranchées dans nos anciens emplacements du mois d’août, en Argonne, pour y passer l’hiver par périodes de tranchées et de repos.

Avec l’approche de la Toussaint les derniers beaux jours vont disparaître. Le  froid et l’humidité nous feront souffrir maintenant jusqu’à Pâques.

Je suis en bonne santé, je mange d’un bon appétit et en ce moment je me soigne bien. Soyez tranquille sur mon état de santé, je bois de l’eau‑de‑vie, du vin, je fume sans jamais en souffrir.

Mon cher père, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.

Votre fils – H. Moisy

Vous me ferez prévenir si vous avez reçu la brochure en question et si elle vous est arrivée en bon état. Vous pourrez la prêter à monsieur le Curé. – H. M.
Le dimanche 31 octobre 1915
De 6 h 30 à 9 h 30, marche vers Guinorot et Sénard. Messe à 10 h. Vêpres à 14 h 30. Concert à 15 h 30. Nous entendons la canonnade de l’Argonne qui se trouve à 30 km. Temps humide.
Le lundi 1er novembre 1915
A 6 h, assisté à la messe (+). Exercice de bataillon de 6 h 30 à 9 h 30. Grand’messe à 10 h, Vêpres à 14 h 30. Visite au cimetière de Triaucourt où sont enterrés des soldats français et allemands de septembre 1914. Le lieutenant-colonel Hardouin commandant le 131ème est parti en permission hier soir. Le commandant Laclotte commande le régiment et le capitaine de Langle de Cary le 2ème bataillon. Le sous-lieutenant Paul commande la 5ème compagnie.
CARTE POSTALE : Recto : « La Grande Guerre 1914-1915

TRIAUCOURT. – L’Ecole des Filles. – E. C. »

1-11-15 – H. M.

Verso : Adresse : Monsieur Marc Moisy Ragot

au Sablon

Bourgueil

Indre & Loire

Correspondance :

T[riaucourt]…. (Meuse) lundi 1er novembre 1915 – 15 heures.

Mon cher père,

J’ai pu assister hier dimanche à la grand’messe et aux Vêpres et aujourd’hui, jour de la Toussaint, j’ai assisté à une messe à 5 h ½, à la grand’messe à  10  h et aux vêpres à  2 h ½. J’ai profité de ce que l’on se trouvait au repos dans un grand village pour ne pas manquer un  seul  office. Les habitants d’ici sont très aimables et nous sommes vraiment   très bien. Nous retournerons aux tranchées le 3 novembre, mais en réserve et bien en arrière, nous aurons donc eu 13 jours de repos. ‑ Santé bonne. ‑ Le temps est devenu pluvieux.

Affectueuses pensées de votre fils – H. Moisy
Le mardi 2 novembre 1915
Repos. J’assiste à la messe des Morts à 9 h 30. Revue à 12 h 30 par le capitaine. Repos l’après-midi. Préparatifs de départ. Touché le prêt à 1.67 F par jour depuis le 1er octobre. Temps sombre et humide.
Mardi 2 novembre 1915

Mon cher père,

Aujourd’hui fête des Morts, nous avons repos toute la journée. J’en ai profité pour aller ce matin à 10 heures à la messe en l’honneur des Morts. J’ai pensé tout spécialement aux parents morts jusqu’à ce jour et aux amis qui sont morts depuis la guerre. Que de morts nous aurons à pleurer après la paix. Dans notre famille nous avons heureusement été préservés jusqu’à ce jour et nous devons nous appliquer à mériter jusqu’à la fin la même préservation.

C’est aujourd’hui le douzième et dernier jour de repos depuis notre période de tranchées. Nous quittons T[riaucourt]. demain pour les tranchées de l’A[rgonne]. Nous serons en réserve à environ 3 km à l’arrière pendant plusieurs jours, dans des abris que nous avons occupés il y a deux mois. Je vous tiendrai d’ailleurs au courant comme j’avais l’habitude de le faire.

Nous avons eu un repos comme on en a rarement eu de pareils. Bon logement, beaucoup de liberté, approvisionnement pour tout ce qui nous était nécessaire, et puis nous nous y sommes trouvés au moment des fêtes de la Toussaint et nous avons eu toutes facilités pour y assister.

Les gens de Triaucourt sont très aimables et dans la maison où, entre sergents, nous nous réunissions pour prendre nos repas, nous trouvions tout ce qui nous était nécessaire.

Depuis trois jours, il fait un temps pluvieux et sombre. Le soir à 5 heures il fait noir et il y a partout de la boue en quantité, les tranchées ne vont pas être en trop bon état.

Je vous avais demandé dans une lettre, il y a plus d’un mois, si vous aviez enlevé le clou qui se trouvait sur la roue de derrière de ma bicyclette. Je n’ai pas eu de renseignement là-dessus. Je tiendrais à ce qu’il soit enlevé car la rouille abîmerait le caoutchouc.

Je vous envoie dans cette lettre quatre billets de cinq francs, soit vingt francs dont je n’ai pas besoin, et qu’il est inutile que je conserve sur moi. Vous n’aurez qu’à les ramasser en attendant mon retour.

Je vous envoie également une enveloppe écrite, vous trouverez bien le temps de m’écrire deux mots pour me renseigner sur ce que je vous demande plus haut, pour m’accuser réception des billets que j’envoie, me dire combien vous avez reçu de cartes écrites que je vous ai renvoyées pour me débarrasser, et en même temps vous me donnerez quelques détails sur l’emploi de votre temps et sur votre santé. Vous trouverez bien un jour de mauvais temps pour écrire quelques lignes.

Je me porte très bien et je n’ai besoin de rien en ce moment.

Agréez, mon cher père, mes salutations affectueuses.

Votre fils ‑ H. Moisy

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