1er août 1916.
Je suis allé en permission. J’en reviens. L’arrière est d’un optimisme qui devient indécent. Parce que les Allemands ne sont pas entrés à Verdun, parce que quelques nouvelles pièces d’artillerie aussi excellentes qu’elles sont peu nombreuses nous ont permis de gagner quelques pieds carrés de terrain au sud de la Somme, parce que Broussiloff et Letchisky ont repris aux Autrichiens quelques marécages russes et des villages aux noms imprononçables, les Parisiens, comme aussi bien d’ailleurs, la garde-barrière de Châteauneuf-près-Châtellerault et mon tailleur-qui-a-une-villa-à-Saint-Cloud, s’imaginent que « ça y est », qu’on « les tient » et que l’automne en même temps qu’il verra tomber les feuilles des marronniers du Luxembourg verra s’épanouir aux tempes chenues des généraux les lauriers de la Victoire. On dirait que depuis le 2 août 1914 et l’absence de communiqués de la fin de ce même mois, le gouvernement se plaît à prendre le public français pour un troupeau bêlant, inquiet à l’idée d’un possible abattoir, et le promène par d’illusoires prés fleuris loin de la grand’route de la vérité. Après l’avoir berné pendant 18 mois avec l’histoire de la famine en Allemagne, il le fait marcher maintenant à coups de « Statistiques des pertes allemandes en tués, blessés et disparus ». Et les nôtres ! Allons, voyons, ne nous payons pas de mots et encore moins de chiffres !
Et les nôtres !
Je trouve, en rentrant, mon secteur occupé par une brigade de réserve méridionale. Perpignan défend avec quatre mille hommes, le terrain que défendait avant la Somme, la 47ème division avec douze mille chasseurs. Les muletiers eux-mêmes sont désignés pour aller défendre telle et telle tranchées en cas d’attaque. Je ne vois plus un canon aux emplacements habituels : seuls les trois gros pères 155-courts de la route de 830, rangés sous un amas de branchages, sont restés là gardés par huit vieillards vêtus en artilleurs. Il reste deux pièces de 65 à 830 et quatre pièces de 75 à Mittlach.
Finis les beaux duels de crapouillots du Braunkopf et du Kiosque, finis les jeux de grenades et les jappements de mitrailleuses. Le 253ème et le 215ème d’infanterie veulent la paix… comme toute la France parbleu, mais eux, ils anticipent et dès aujourd’hui ils font régner la paix en Alsace. Le capitaine Bourrat, sous-préfet de Lavaur, et futur député, se vante d’avoir eu 8 tués dans sa compagnie en deux ans de guerre, huit tués dont un pendu volontaire. Il aura sauvé la France, soyez-en sûr : il aura, du moins, sauvé deux cents voix à sa future élection. Je suis écoeuré.
Et puis on ne veut plus de moi sur le front, où je sers comme volontaire depuis mon retour d’août 1915. On trouve que « j’en ai assez fait ». Et mes camarades du 170ème et ceux du 14ème alpins, ils n’en ont pas assez fait, eux ? Cette relève des médecins, de quelle pleutrerie elle est née ! Alors, que faire ? Aller couler des jours sans histoire à Langres ou à Montauban tandis que les autres Français souffrent et meurent dans les tranchées nauséabondes ? Non, mille fois non !… J’ai demandé à servir au Maroc. J’aime encore mieux, quelque étrange que ce soit, aller me battre contre mes anciens frères d’armes, contre mes compagnons bronzés des Hurlus et des Eparges que me débattre au milieu des petits conflits de médecin à médecin, de pharmacien à officier gestionnaire, d’infirmière des Femmes de France à infirmière de la Société de secours. Je fais dès aujourd’hui partir ma demande par la voie hiérarchique vers le sous-secrétaire d’Etat à la Santé, Justin Godart. On m’objecte que je ne suis pas de l’active et que les places du Maroc sont réservées aux médecins de l’active. Je sais maintenant où ils sont les mâtins ! Car de mémoire d’homme il n’a pas été vu plus d’une douzaine de majors actifs sur le front depuis le 2 août 1914 (bien entendu, le front c’est « là où l’on reçoit des balles de « provenance allemande » car les ambulances « du front » -sauf les ambulances alpines qui sont des sortes de postes de secours-, sont toujours à 12 ou 15kms de la ligne de feu.)
En attendant, je vais me graver définitivement dans la mémoire les mille détails si familiers de cette vie de tranchée à laquelle on va peut-être m’arracher bientôt.