18 octobre 1916. Déjeuner chez le caïd Mimoun à la casbah Guenfou



18 octobre 1916. Déjeuner chez le caïd Mimoun à la casbah Guenfou

La casbah de notre ami Mimoun est à quarante minutes d’ici à l’entrée du col du Guenfou, le Tizi Guenfou, qui permet de pénétrer de la vallée du Guigou dans la forêt de Sidi Abder Haman Fazazi. C’est une casbah neuve où habite le seul Mimoun avec ses femmes et ses serviteurs. Trois casbah en ruines l’entourent et donnent au lieu un triste aspect de désolation. Auprès de la casbah du caïd une dizaine de kima ; ce sont les kima de la garde du caïd, garde constituée tout bonnement par les tentes, et leurs habitants, d’un douar des Aït Arfa.

Lorsque nous arrivons, Cordier, Bayrou et moi, le caïd entouré des khalifats de quelques douars voisins et de ses serviteurs, nous reçoit au seuil de sa demeure. Des serviteurs actifs s’emparent de nos chevaux et Mimoun nous précède –c’est la politesse- vers une salle où l’on accède par un escalier obscur. Cette salle spacieuse, prenant jour sur la campagne par une fenêtre à grille ouvragée, est meublée uniquement de nattes et de tapis, et d’une sorte de lit destiné aux hôtes de passage. C’est en somme une salle de réception, indépendante des appartements particuliers où Mimoun, Berbère très arabisé, dissimule ses femmes. Nous avons pour siège un matelas plat recouvert d’une cotonnade blanche. Aussitôt le service du déjeuner commence. Mimoun, qui sait nos goûts, ne mêle pas intempestivement les longues séances de thé au repas. La boisson sera de l’eau fraîche servie dans des gobelets en bois cerclés de cuivre avec anse en cuivre ouvragé. Comme premier plat, les classiques boulfefs, enfilés non pas sur une baguette de bois mais sur un fil de fer à manche de bois. Après les boulfefs vient un plat nouveau : la charia, sorte de petites nouilles au lait aigre et au beurre rance. Lait aigre, beurre rance !! Pouah ! pensez-vous… pas du tout, c’est très fin et très délicat. Et comme vraiment les doigts ne nous seraient d’aucun service pour ce plat, chaque convive reçoit une énorme cuiller de bois, ovale, à long manche bien utile en l’occurrence.*

Après la charia, méchoui de mouton, apporté par un serviteur au bout d’une longue perche. Tout cela est brûlant et rien n’est plus douloureux que de tirer sur cette viande pour en arracher des morceaux, en ne se servant que de la main droite. La main droite doit seule participer aux travaux du repas, la gauche restant cachée sous les voiles ou bien n’en sortant que munie d’un petit cure-dents fait d’une brindille de bois. C’est la seule main droite que l’on lave entre chaque plat. Lorsqu’on a terminé d’un plat, on peut se sucer les doigts où dégouline la graisse, signe à quoi le maître de maison reconnaît qu’en homme bien élevé vous ne remettrez plus la main dans le plat commun. Après le rôti, poule au safran et au kari. Je me régale. Mimoun, très attentionné à mon égard, me cherche de sa main fine les bons morceaux, le blanc de l’aile, les blancs du dos et… hélas, les œufs en formation dans le ventre de la poule, qu’il me faut bien manger, puisque c’est le morceau de choix par excellence. C’est un peu répugnant, pourquoi ? Préjugés. Voilà un préjugé dont j’essaierai de me guérir : au fond, ces jaunes d’œufs en formation c’est très fin et très bon. Mais rien n’est meilleur que la croûte molle des keschra trempée dans la sauce du poulet.

Le menu se continue par un tagine de mouton à la sauce poivrée. Plat déjà mangé, qui m’est chaque fois un régal.

Le repas se termine par un couscous aux navets. Je commence à savoir faire des boulettes : avec le navet, c’est plus facile ; la caïda (la coutume) est d’écraser une rondelle de navet entre le pouce et l’index, cette bouillie forme un centre autour duquel se colle aisément la semoule du couscous. Mais, Dieu que j’ai donc des crampes dans les genoux et dans les hanches à me tenir assis pendant deux heures à la mode orientale ! Il faut que je m’habitue à cela comme aux œufs-avant-la-ponte, car il n’y a pas deux manières de s’asseoir, au Maroc, sous peine de passer pour un goujat.

Le thé, chez Mimoun, vient après le repas. Accommodé par le khalifat Moha ou Cherif en personne avec du thé vert, de la menthe très fraîchement cueillie et une quantité prodigieuse de sucre, il est particulièrement bon. Hélas ! pourquoi nous est-il servi dans des verres à dents, roses, à grosses côtelures et à filigranes d’or ?

Hélas ! aussi, pourquoi le caïd Mimoun, si distingué, sort-il à ce moment de sa choukara (sacoche de cuir) une paire de ciseaux avec quoi il opère l’ongle d’un de ses gros orteils ? Mimoun, cependant s’abstient – parce qu’il sait que cela nous déplaît- de ces éructations que les invités du tapis voisin lancent sonores et magnifiques comme une action de grâces vers le plafond de la salle… Il y a en effet des invités… invités à manger nos restes. Cela se fait toujours, semble-t-il, car je l’ai remarqué sous les kima des douars. Assis à quelque distance de nous, autour d’une table naine comme la nôtre, deux khalifats, le fkih particulier de la casbah Guenfou et le fils favori du caïd – six ans – sont assis et mangent avec un bel appétit ce que nous leur laissons du méchoui, de la charia ou du couscous.

Ce déjeuner a son importance diplomatique : Mimoun avait à nous prévenir que la semaine prochaine les Aït Abdi allaient élire leur chef de guerre : un rekkas, arrivé ce matin de la Moulouya, lui en avait donné la nouvelle. Nous verrons ce que vaudra ce chef de guerre auquel nous aurons certainement affaire au printemps prochain.

CHANTS DES BARDES BERBERES

Tout à fait analogues à nos trouvères sont les bardes du Maroc féodal. Ils vont de douar en douar, chantant à la fois la religion, la guerre, la culture et surtout la haine du Roumi. Nous les pourchassons à cause des soulèvements que peuvent produire leurs chants enflammés dont voici quelques extraits. Ces chants rappellent très vivement parfois les psalmodies des prophètes hébreux.

I

……………..Mon père me calomnie, ô corruption ! à mon tour, je calomnie mon oncle, et si ma mère était un moment distraite, je lui déroberais son manteau : le respect a déserté les cœurs !

C’est pour nous punir de ces sacrilèges que la foudre nous frappe, que la guerre intestine persiste chez nous et que notre principale occupation est de faire le coup de feu.

Je vais vous raconter, événements de Sidi Aïssa, 1où vous fûtes, ô partisans de la Guerre Sainte, pareils à des tiges de fenouil. Rien ne restait alors debout sur toute la terre.

Nous vîmes le Roumi s’avancer vers nous : il imitait, avec la poudre, le fracas du tonnerre grondant dans les montagnes.

Arrivé devant nous, il nous aborda par un vacarme de canons et de mitrailleuses et le monde lui céda la place.

Un feu abondant nous venait des carabines ; à l’avant comme à l’arrière, nul n’était à l’abri du danger.

A chaque coup, le feu des obus illuminait instantanément le terrain.

Considérez maintenant les champions de la cause berbère ! Il y a certes dans leur terrible situation de quoi leur blanchir les cheveux ou même les tuer de désespoir !

En courant, les Roumi nous refoulaient vers la montagne. Les nôtres, frappés à mort, tombaient. Les cadavres ressemblaient à des arbres coupés et couchés à terre. Je criais à certains : « Retournez au combat ! – Ce sont là des choses surnaturelles, me répondait-on ; nous ne pouvons arrêter les éclairs dont ils nous frappent. »

Dieu ! préserve du feu des armes les enfants des Aït M’tiz2, car ils ont fait la rencontre du malheur qui dort, déjà, tranquille, au cœur lâche des villes.

Dieu ! préserve les enfants des Aït M’tiz, ceux des Mjat3 et ceux aussi des Guerouan4, car la terre entière semble n’être plus qu’embûches et corruption.[]

Ces chants ont été recueillis à El Hadjeb par le drogman de Timhadit, Hamenna. Quatre bardes s’étaient présentés au bureau des renseignements à El Habjed, en mars 1916.

Hamenna les fit chanter et traduisit leur chant. Ai-je besoin d’ajouter que ces nouveaux Homère furent évincés et interdiction leur fut enjointe de chanter quoi que ce fût sur le territoire des Beni M’tir, récemment soumis. Voici comment les bardes berbères se font entendre. Ils vont, le plus souvent par cinq, dans les douars, dans les casbah, dans les villages. L’un joue de la flûte. Lorsqu’il a terminé son morceau, les quatre autres sortent leur bendir et commencent à les frapper. Alors le protagoniste inaugure son chant par une invocation à Allah, au Prophète et aux Saints illustres de la région, couplet que reprennent les autres, et ainsi de suite de couplet en couplet. La musique de ces chants est en tous points semblable au plain chant.[…]

LA CASBAH DES AIT KSO ET LA CASBAH DES A. BOU ATIA

Ce sont les deux casbah qui se trouvent l’une au sud, l’autre au nord, et toutes deux au pied du poste de Timhadit. Je crois qu’il est difficile d’imaginer un lieu d’habitation plus sale, plus immonde, plus puant, plus pouilleux, plus boueux, plus poussiéreux, plus délabré, plus crotté, plus enfumé, en un mot plus inhabitable qu’une casbah berbère de la plaine du Guigou. C’est le palais de la syphilis, le refuge des mouches, l’antre des poux, la maison des mauvaises odeurs.

Construite en pisé, la casbah est un mur épais derrière lequel il se passe quelque chose ; pour y aller voir il faut commencer par escalader un énorme tas de fumier et d’immondices sur lequel des enfants nus jouent à se lancer des os. On pousse une porte en bois, carrée, de 2m de côté et l’on pénètre soit sur une place centrale sur laquelle donnent les habitations, comme dans la casbah des Aït Kso, soit sur une artère centrale où aboutissent deux ou trois artères latérales, comme dans la casbah des Aït bou Atia. Entrons dans cette dernière. Tout le monde s’enfuit : les femmes les premières, puis les enfants, puis les vieillards, enfin les jeunes hommes. Ils s’engouffrent dans les trous qui sont l’entrée de leurs demeures respectives. Alors il ne reste plus dans l’étroite ruelle que deux ou trois chevaux squelettiques, entravés par les membres de devant.

Je soulève une loque sale et déchirée, c’est la porte d’une des maisons. Je pénètre. Une fumée abondante s’attaque à mes yeux, tandis que mes pieds butent dans un gosse qui se met à hurler. Enfin je commence à voir clair : le jour entre là-dedans par un trou pratiqué dans le plafond et qui sert à la fois de lucarne et de cheminée. Un homme vient vers moi la main tendue : Essalam alikoum ! Bonjour. Et sans me laisser le temps de protester, il déploie une natte sur le sol et me prie de boire le thé avec lui car l’hospitalité est aussi traditionnelle chez ces misérables que chez les seigneurs caïd. Je refuse, prétextant mille raisons. Il insiste : ataï… ataï… (thé… thé…) en me tirant par mon vêtement. Non, je résisterai. Dieu sait dans quels verres il faudrait boire, et déjà je sens les puces qui donnent l’assaut à mes jambes. Dans un coin moins obscur que le reste de la pièce une vieille femme accroupie devant un métier tisse une étoffe de laine blanche à rayures bleues. Elle va vite, glissant le fil horizontal entre les fils verticaux tendus et en le frappant contre les fils déjà glissés avec une sorte de long peigne de cuivre. A genoux dans un autre coin, la femme du maître de la maison broie de l’orge dans un moulin à main, fait de deux pierres plates et rondes dont la supérieure tourne sur l’inférieure écrasant le grain qu’on introduit entre les deux par un trou central. C’est un bruit caractéristique des douars et des casbah , le bruit des moulins de pierre qui tournent. Des enfants aux beaux yeux circulent autour de moi. Une petite fille agenouillée devant des braises rouges fait cuire un épi de maïs. Elle est jolie avec son léger tatouage et son étoffe rouge nouée autour de la tête.

Dans l’ahanou (chambre) voisin et dans chaque ahanou mêmes gens, même métier à tisser, même moulin à main, même misère. Les hommes me montrent d’horribles plaies qui les rongent ; les vieilles femmes, farouches et défiantes, me lancent des regards haineux. Les garçons ont la tête couverte de gourmes qui constituent chacune un îlot de mouches. Et l’on voit courir les poux dans les beaux cheveux noirs, ébouriffés, des petites filles.

Ah !l’on n’est pas riche dans les casbah ! C’est là que se réfugient les malheureux. Blottis les uns contre les autres, ils constituent une force avec leurs faiblesses groupées. Petite citadelle, leur casbah les met à l’abri des razzias. Mais un autre ennemi que les pillards les attaque et les décime : l’hideuse syphilis.

1

Note de Bedel : « Entre El Hadiad et Ito, un vif combat eut lieu le 24 mars 1913, ouvrant la route d’Ito à la colonne Henrys. Les Berbères y laissèrent 70 tués qu’ils n’avaient pu emporter »

 

2

« Tribu berbère de la région de Meknès. »

3

Idem

4

Idem

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