3 décembre 1916 : quelle que soit l’issue de la guerre, ce sera la ruine pour vainqueur et vaincu



Le dimanche 3 décembre 1916
Je vais à la messe de 7 h (+) à l’église de Trouan-le-Grand. Nettoyage des effets et des armes. Temps froid. Gelée.

Dimanche 3 – 12 – 16

Mon cher père,

Aujourd’hui dimanche j’ai passé une journée très tranquille et absolument libre, ni plus ni moins que si j’avais été à Bourgueil. Ce matin à 7 h je suis allé à la messe et j’ai communié. Je suis allé à 9 h ½ à la grand’messe militaire et à 2 h aux Vêpres. Voilà l’emploi de ma journée, vous voyez qu’elle a été bien remplie. Nous sommes au repos depuis jeudi dans le village de T[rouan] le P[etit] auprès du camp de M[ailly].

Nous sommes tous logés dans les maisons des habitants : chambres, écuries ou greniers et nous sommes bien tranquilles. Dans la journée nous allons chacun à des occupations différentes : grenadiers, mitrailleurs, signaleurs, pionniers, etc… et nous avons à peu près quatre heures de travail par jour. Le terrain environnant est plat et de mauvaise qualité, on voit autour de soi à 15 km à la ronde. Ça convenait bien pour faire un camp. Toute la journée des aéroplanes survolent le pays pour s’entraîner et c’est une distraction pour nous car en fait de distractions il n’y en a pas beaucoup. – Le village est composé de masures et de vieilles maisons couvertes en chaume ou en tuiles. La plus grande partie est construite en bois et en terre comme dans la Seine‑Inférieure et dans la Somme, ainsi que dans la Meuse. – Nulle part depuis la guerre je n’ai rencontré au front de pays comme l’Indre‑et‑Loire, le Loir‑et‑Cher ou le Loiret, où il y a des endroits si agréables. Après avoir vu autant de pays que j’en ai vus, je peux bien dire que la Touraine est le Jardin de la France. La maison que vous habitez serait considérée comme du luxe dans la plupart des villages que j’ai traversés. Et ceci ne fait qu’augmenter les regrets de l’avoir quittée et le désir de la retrouver.

La température est bien de saison. Le temps est clair jour et nuit, aussi vous pensez s’il gèle dur. Dans la journée le soleil adoucit la rigueur du  vent  N.‑E. C’est un très beau temps. Je ne souffre pas du froid, c’est ma saison préférée, (sauf dans les tranchées où j’aime mieux l’été). La  nuit je couche dans la paille dans une chambre qui a dû servir d’écurie autrefois, mais on y dort bien et nous ne sentons pas le froid. C’est dans la matinée qu’on en souffre le plus. Je suis très heureux d’avoir mon caoutchouc, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de l’éprouver par la pluie et je ne me mouille pas du tout avec. Quand j’ai avec ça mon casque et mes bons souliers à soufflets, je ne crains pas l’humidité. Mais  il faut voir aussi ce que j’en ai lourd à porter, c’est très beau de  ne  manquer de rien, mais nous déménageons souvent et il faut que je transporte tout mon matériel. En toutes choses il y a le pour et  le  contre.

Nous avons ici un demi–litre de vin par jour et la nourriture est passable. Pour  moi elle est très bonne, comme pour tous les sergents, mais ça nous coûte assez cher, car tout ce que l’on achète est hors de prix. Ce n’est pas que j’aie besoin d’argent, j’en ai suffisamment pour le moment.

Prenez toujours soin de la maison, de la cour et du jardin, ainsi que de ma chambre et de mes effets. Tâchez de conserver quelques fleurs et surtout les plantes qui sont à l’intérieur. Vous l’avez fait admirablement pendant l’année 1915 et je n’ai même pas besoin de vous le rappeler.

J’ai reçu il y a quelque temps une lettre de  Georges  Demont qui se trouve auprès du département de la Somme, dans une équipe sanitaire. Vous le savez sans doute par ses parents. Pour nous, nous ne retournerons sans doute pas dans la Somme, il est question de la Champagne, mais personne n’est bien renseigné.

Un camarade, le sergent qui habitait Amboise et qui a passé 7 mois à l’intérieur avec moi a quitté Romorantin 4 jours après moi et est parti au 313ème en Argonne. Vous voyez que nous avons eu le même sort à peu près.

Je vous envoie une enveloppe à mon adresse, si vous voulez m’envoyer un petit mot vous n’aurez qu’à la mettre à la poste sans avoir recours à personne.

Il y a ici beaucoup d’hommes qui ont passé les deux hivers en tranchées, je n’ai donc pas à me plaindre, moi qui en ai passé un à l’abri. Je ne peux pas vous décrire exactement le moral du front puisque je n’ai pas été en 1ère ligne mais ici il n’est ni bon ni mauvais, tout le monde désire la fin et c’est tout. Elle n’apparaît pourtant pas très proche, chaque jour semble en reculer l’échéance et il se passera sans doute bien des jours avant. C’est du moins l’opinion actuelle, basée sur les évènements. Quelle que soit l’issue de la guerre, ce sera la ruine pour vainqueur et vaincu.

Ma santé est bonne. Je mange très bien.

Je termine cette lettre en vous adressant l’expression de toute mon affection. Votre fils ‑ H. Moisy

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Eugène à la guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>