7 octobre 1914. Les patrouilles reprennent leur service.



7 octobre 1914. Chalet de Thiaville

5h- Les patrouilles reprennent leur service. Il fait à peine jour : dans le brouillard épais qui bloque notre étroite vallée, le clair de lune et l’aube mêlent leurs froides lumières.

Je vais monter à la Chapelotte voir comment a dormi le capitaine Le Folcalvez sur son lit de fougères.

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10h- Hé bien, il m’en arrive une aventure ! En me rendant à la Chapelotte, je passe par Alencombe, où je trouve Gassier enfoncé dans son cache-nez et cropetonné (sic) sous un abri de terre. Il me propose quatre hommes qui m’accompagneraient jusqu’au col : depuis l’incident d’hier soir on se défie. Je le remercie ; comme il fait un joli soleil qui dore les masses des hêtres et argente le brouillard, je ne puis pas croire au danger.

Et me voilà parti seul sur le chemin que j’ai vingt fois gravi. Je m’amuse aux dessins des toiles d’araignée couvertes de rosée. En passant au petit poste de Gassier, j’apprends que des patrouilles ont sillonné les bois de gauche sans rien voir. Je m’avance donc en toute confiance. Je n’ai pas pris de fusil et par hasard j’ai gardé mon brassard sur la manche de mon manteau.

Arrivé à un grand tournant du chemin vers lequel descend un ravineau, j’entends un bruit de pas à ma gauche ; je pense à des patrouilleurs français. Je regarde. Là, au-dessus de moi, à trente mètres, deux Allemands s’avancent, l’arme à la main, marchant l’un derrière l’autre. Mon sang ne fait qu’un tour et je n’ai qu’une idée, dans mon trouble : les faire prisonniers. Je m’arrête au bas du sentier qu’ils descendent et, sortant mon gros revolver, je les en menace en leur criant : « Rendez-vous, rendez-vous ! ». Ils s’arrêtent, ils semblent hésiter, puis reprennent leur marche vers moi, sans faire le moindre geste de menace. Je me dis : ils ne jettent pas leur fusil à terre, c’est donc qu’ils ne veulent pas se rendre… ils se dirigent vers moi, c’est donc qu’ils cherchent à me faire prisonnier. » Et je tire dessus. Les voilà aussitôt qui détalent à toutes bottes, grimpant le sentier des pieds et des mains : je les injurie, je les traite de toutes sortes de noms d’animaux, je vocifère ; à mes cris, le second se retourne, je crois qu’il va épauler ; je me place derrière un tas de bois et cette fois-ci, visant convenablement, j’essaie de lui envoyer une balle : mon revolver ne marche pas ! Les deux premières balles sont parties, impossible de déclancher le chien sur la troisième cartouche… Mauvaise minute ! Alors, je me retourne et, faisant semblant d’appeler des hommes derrière moi je fais de grands gestes et je crie : « Feu ! Feu ! »… L’Allemand, qui ne s’était arrêté qu’une seconde, et, qui évidemment, ne se doutait pas de l’arrêt de mon revolver, repart en courant et disparait avec son camarade au sommet du sentier.

Je me précipite vers le poste de la 8ème Cie, à la Chapelotte, qui est à 200 m de là ; on m’a entendu tirer. Déjà des hommes s’apprêtaient à partir dans ma direction, avec lt. Blanchon. Je les entraîne sur le chemin de crête, espérant couper la fuite de mes deux Boches. Mais, baste !… Nous n’arrivons que pour constater la trace de leur passage sur un point du chemin de crête. De là, ils ont pu gagner rapidement le fond d’une vallée qui descend vers Allarmont. Et adieu !…

Si j’avais eu les quatre hommes de Gassier, ou même mon fusil, je revenais avec deux prisonniers.

Je me demande si j’ai eu raison de tirer : peut-être confiants dans mon brassard, venaient-ils vers moi pour se rendre ? Alors, pourquoi n’ont-ils pas agi comme c’est l’habitude : abandonné leur fusil et jeté les mains en l’air en criant : « Kamarad ! Kamarad ! » Flûte !… je m’embrouille dans les points d’interrogation…

Le fait est là. Et il est bien amusant. Voilà tout. Quand je reviens à Badonviller, le soir, tout le monde connaît mon aventure : on a même raconté que j’ai mis en fuite deux éclaireurs qui précédaient une compagnie !…

(L’arrêt de mon revolver provenait d’une cartouche incomplètement introduite dans sa loge et qui bloquait le mouvement de rotation du barillet.)

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Une réponse à 7 octobre 1914. Les patrouilles reprennent leur service.

  1. Patrice PONSARD dit :

    Le revolver d’ordonnance modèle 1892 de la MAS qui équipait l’armée française n’était guère fiable ni puissant..Sa cartouche de 8×27 R était faible, peu de charge de poudre, si l’on se rapporte aux standards actuels, on pourrait dire sans méchanceté que c’était plutôt  » une arme pour tirer dans les coins… »
    Le commandement aurait été certainement bien inspiré de commander des Colt45 aux USA, puissants et fiables, mais il fallait faire fonctionner les arsenaux français…
    En conséquence notre héros, toujours un peu insouciant ou trop courageux comme on voudra, a eu bien de la chance…Si les  » deux Boches » avaient tiré avec leurs excellents Mauser après son coup de revolver foireux, il n’aurait sans doute pas terminé la guerre…

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