23 octobre 1914.
Nous avons eu à déjeuner le caporal Poivre, pilote et le Lt. Perret, observateur, qui montent le biplan Farman chargé de régler le tir de l’artillerie de 155. Ils avaient pour mission, cet après-midi, de régler le tir sur un pont de bateaux en aval du pont de St-Mihiel sur la Meuse.
A 1h je vais m’installer auprès des pièces pendant que le biplan prend de la hauteur. Lorsqu’il est arrivé à 1.000m il lance une fusée en forme d’écheveau qui veut dire : « Commencez le tir, je vois l’objectif. » L’énorme pièce bondit, crache du feu dans un bruit formidable et la torpille s’en va dans un froufroutement de soie… 30 secondes après, le biplan, là-haut, fait un huit et cela veut dire : « Bien envoyé. But atteint. » Je n’en reviens pas ! Au premier coup démolir deux ou trois embarcations qui sont à huit kilomètres de là !… Pristi, c’est fort. Le bon gros lieutenant qui commande ne s’en étonne pas. Son petit calepin à la main il crie ses ordres aux servants : « Angle 23°5… au miroir, diminuez de 2… » Le coup part. « Angle 23°5… au miroir, augmentez de 1. » Le coup part. Et le biplan qui sert d’œil au canon indique : « Trop long » par deux petits nuages de fumée ou « trop court » par un seul, ou encore « Trop à gauche » « Trop à droite » en décrivant un demi-cercle à gauche ou à droite. Un des canonniers, devant le résultat du tir, nous annonce : « Ca va pleuvoir. » En effet, cinq minutes après ça pleut, mais pas sur nous, sur les 90 qui sont à notre gauche. Les grosses marmites tombent dru, précédées du long cri lugubre de sirène par quoi elles annoncent leur arrivée. Et là-haut le biplan fait des 8 gracieux…
De la cote 353, entre Ménil et Courcelles, j’assiste ensuite au jeu des artilleries française et allemande. Partout ce ne sont que nuages de fumée, de cette fumée épaisse et blanche, quelquefois noire, qui résulte de l’éclatement des gros obus. Aux quatre coins de l’horizon des batteries se cherchent ; des aéroplanes tournent au-dessus de cette mêlée d’obus, semant l’air de leurs signaux floconneux ; plus loin un ballon captif allemand immobilise dans les airs sa « saucisse » coudée.
D’après les tirs de notre artillerie il semble que les mors de la tenaille entre lesquels se trouve l’armée ennemie se resserrent.