Le Nature Writing, vous connaissez ? Cette fois, le livre que je vous présente, s’inscrit complètement dans ce genre littéraire qui, rappelons-le, baptisé tel quel aux États-Unis, mêle observation de la nature et considérations autobiographiques, et ce, dans une certaine tradition politico-philosophique remontant à Henry David Thoreau.
Les éditions Gallmeister, fondées en 2005, ont fait reconnaître ce genre en France, s’en faisant une spécialité éditoriale. Mais on trouve ce genre littéraire dans d’autres maisons d’édition désormais.
En plongeant dans « Le sillage de l’oubli« , premier roman de Bruce Machart, j’ai redécouvert ce style que je vous avais déjà fait partager en vous présentant « Désolations » de David Vann qui s’était fait connaître du grand public avec son roman « Sukkwan island« .
Bruce Machart signe avec « Le sillage de l’oubli » son premier roman. Texan, Bruce Machart est fils de fermier, installé d’ailleurs dans une région rurale proche de celle où se déroule le livre, dans le comté du Lavaca. Aujourd’hui, ce jeune auteur vit dans le Massachusetts.
Depuis ce roman, publié en 2011 aux Etats-Unis, l’auteur a écrit un recueil de nouvelles,
« Men in the Making« . Et engrange les critiques dithyrambiques des deux côtés de l’Atlantique.
L’histoire ? C’est celle d’une famille. Et d’une tragédie. Nous sommes en 1895, au Texas, donc. Là, une femme, Klara, meurt en mettant au monde son quatrième fils, Karel. Pour Vaclav Skala, l’un de ces fermiers tchèques venus conquérir un jour le Nouveau monde, c’est un monde qui s’écroule. Il perd la seule femme qui a jamais aimée et se retrouve avec un fils… qu’il ne prendra jamais dans ses bras. Ses quatre fils, il les élèvera de manière austère et brutale. Sous le harnais d’une charrue, au point d’en avoir tous le cou tordu. Seuls comptent ses chevaux de course et les paris qu’il lance contre ses voisins pour gagner toujours plus de terres. A chaque fois, c’est Karel qui est en selle. Pour le meilleur et pour le pire.
Le pire justement arrivera avec le pari lancé par Villasenor, immigré espagnol que l’on prend pour un Mexicain. Lui veur marier ses filles. Les fils de Skala les prendront à l’issue d’une course épique, tandis que Karel, 15 ans, est bouleversé par l’une d’elles, Graciela, sa concurrente. Pour toujours.
Les fils Skala trouvent là, enfin, l’occasion de quitter leur père brutal. Karel va rester. Jusqu’au bout. Avant de devoir grandir et vieillir loin de ses frères. La famille s’est déchirée. Mais la rédemption est en marche. Au fil des pages, Bruce Machart, déjà comparé à William Faulkner, – excusez du peu ! –, décrit le portrait de cette famille en alternant les périodes, sur une trentaine d’années. Là, au plus près de Karel, on découvre la famille Skala et le mal qui la ronge. On profite des descriptions splendides des paysages et de cette campagne âpre dans laquelle on fait pousser le coton. Rudesse des mots et des hommes. Rudesse de la vie. Rien n’est épargné au lecteur. Sur fond de bière amère et de whiskey de maïs. De contrebande et d’appât du gain.
Page 130 : C’est le prêtre qui assiste, en cachette, à la fameuse course, que l’auteur fait penser : « Il a vu le père et le fils répandre tous deux leur sang, l’éxubérance insensée de la foule qui les entoure – il a conscience d’assister là à quelque chose d’infiniment plus condamnable qu’une course organisée pour acquérir des terres ou se trouver des maris. Ce n’est rien moins que la soif du sang qui anime ces frères, la rage vengeresse du père, le tout porté par le mal absolu en une sorte de redite pervertie de la Genèse, mise en scène pour la plus grande joie de ces dépravés. Jusqu’où ? Jusqu’où, se demande le prêtre, peut-on se fourvoyer le long de son funeste chemin ? »
Page 220 : c’est de Karel dont il s’agit. « Lorsqu’il se releva, ses hanches craquèrent si fort qu’il entendit le bruit malgré le vent, et son dos fut parcouru de spasmes violents, comme si on lui avait versé de l’eau brûlante des reins jusqu’aux vertèbres raides et tordues de sa nuque. Sûr que ces frères ne connaissaient pas de douleurs pareilles, alors qu’ils avaient été attachés au même harnais et qu’ils avaient tiré la même charrue. A en croire la belle allure de Thom, ils avaient l’air de plutôt bien vieillir, tout comme le père de leurs femmes qui était maintenant, avec son air compassé et tellement civil, encore plus exaspérant que quand il était apparu la première fois dans son cabriolet« .
Page 302. « C’est à ce moment que Karel comprit une chose à laquelle il n’avait jamais refléchi auparavant. Ses frères avaient trouvé un moyen d’échapper à leur père, mais voilà à quoi cela les avait menés : des fermes achetées avec l’argent d’un autre ; la main d’une femme accordée telle une prime pour s’être écartés du reste de leur propre famille ; des vies qui dépendaient d’un individu somme toute aussi autoritaire et aussi dur que leur propre père. Karel se rendit compte que cela avait dû être pour eux, matin après matin, comme quand on se réveille après de superbes rêves d’indépendance pour s’apercevoir qu’on en est encore à se battre avec des épées en bois dans les hautes herbes au bord de la rivière. »
Au final, ce premier roman à l’écriture dense et aux descriptions fines et poétiques plonge le lecteur dans l’Amérique du XXe siècle avec une acuité saisissante. On suit Karel de sa naissance à sa vie d’homme et de père de famille. On le suit pour mieux comprendre son père, ses frères. Un premier roman prometteur et un livre de Nature writing de premier ordre. A découvrir, donc.
« Le sillage de l’oubli », de Bruce Machart, Gallmeister, 23, 60€, 335 pages.