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On poursuit notre découverte de quelques-uns des livres de cette rentrée littéraire. Voyage de l’autre côté de l’Atlantique cette fois avec le nouveau roman de l’américaine d’origine japonaise Julie Otsuka. Avec « Certaines n’avaient jamais vu la mer », elle signe un deuxième roman étonnant et qui dévoile un pan méconnu de l’histoire des Etats-Unis.

Photo Robert Bessoir

Julie Otsuka, est née en 1962, sur la Côte ouest, où vivait une grosse communauté japonaise. Après avoir étudié les beaux-arts, elle devient peintre. La trentaine venue, elle décide de se consacrer à l’écriture. Avec succès.

Remarquée dès son premier roman, « Quand l’empereur était un dieu », paru en 2002 ( elle y raconte une histoire inspirée de celle de son grand-père, suspecté de trahison après l’attaque de Pearl Harbor en 1941 et interné dans un camp de l’Utah pendant trois ans). Elle a obtenu le PEN/Faulkner Award for Fiction pour « Certaines n’avaient jamais vu la mer ».

 

 

L’histoire ? C’est celle de ces femmes qui, dans les années 1900, ont quitté leur pays, le Japon, pour rejoindre un compatriote vivant aux Etats-Unis, l’épouser et l’aider au travail des champs en Californie, du côté de San Francisco. Des jeunes filles, parfois des adolescentes qui ont découvert leur futur mari par une lettre et à travers cliché jauni. Elles croient leur futur époux commerçant ou entrepreneur : ils sont travailleurs agricoles.

Une vie de labeur et de frustations, loin de leurs familles.  Ces femmes vont travailler, enfanter. Un fossé va progressivement se creuser avec leurs enfants, nés en Amérique.

Une vie bouleversée ensuite par l’attaque de la base américaine de Pearl Harbor en décembre 1941. Dès lors, les migrants japonais et les Américains d’origine nippone deviennent suspects. Cent vint mille d’entre eux seront même internés, enfermés dans des camps pour travailler la terre de l’Utah, du Nevada…

Pour raconter l’histoire de ces femmes, l’auteure a fait le choix de la première personne du pluriel. Un « nous » qui donne toute sa force au roman. Un « nous », à l’image d’un choeur antique, qu’elle décline au fil des chapitres qui raconte le voyage, l’arrivée, l’installation, mais aussi la cohabitation avec  ces Américains – ces Blancs qui sont aussi les chefs –, la naissance des enfants et la façon de vivre si différente puis les arrestations…

 L’émission « L’humeur vagabonde », sur France-Inter, a invité l’auteure. Ecoutez l’émission ici.

 http://www.franceinter.fr/emission-l-humeur-vagabonde-julie-otsuka

Extraits

Page 15 :« Sur le bateau, chaque nuit nous nous pressions dans le lit les unes des autres et passions des heures à discuter du continent inconnu où nous nous rendions. Les gens là-bas, disait-on, ne se nourrissaient que de viande et leur corps était couvert de poils ( nous étions bouddhistes pour la plupart donc nous ne mangions pas de viande et n’avions des poils qu’aux endroits appropriés). Les arbres étaient énormes. Les plaines, immenses. Les femmes, bruyantes et grandes – une bonne tête de plus, avions-nous appris, que les plus grands de nos hommes. Leur langue était dix fois plus compliquée que la nôtre et les coutumes incroyablement étranges. les livres se lisaient de la fin vers le début et on utilisait du savon au bain. On se mouchait dans des morceaux de tissu crasseux que l’on repliait ensuite pour les ranger dans une poche, afin de les utiliser encore et encore. Le contraire du blanc n’était pas le rouge mais le noir. Qu’allions-nous devenir, nous demandions-nous, dans un pays aussi différent ? »

Page 39 : « Ils admiraient nos dos robustes et nos mains agiles. Notre endurance. Notre discipline. Nos dispositions dociles. Notre capacité peu commune à supporter la chaleur, qui l’été dans les champs de melons de Brawley pouvait frôler les cinquante degrés. Ils disaient que notre petite taille était idéale pour les travaux nécessitant de se courber jusqu’à terre. Où qu’ils nous assignent, ils étaient contents. Nous possédions toutes les vertus des Chinois – travailleurs, patients, d’une indéfectible politesse –, mais sans leurs vices – nous n’étions ni joueurs, ni opiomanes, nous ne nous battions pas et nous ne crachions jamais. Nous étions plus rapides que les Philippins et moins arrogants que les hindous. Plus disciplinés que les Coréens. Moins tapageurs que les Mexicains. Nous revenions moins cher à nourrir que les migrants d’Oklahoma et d’Arkansas, qu’ils soient ou non de couleur. Un Japonais peut vivre avec une cuillerée de riz par jour. Nous étions la meilleure race de travailleurs qu’ils aient jamais employée au cours de leur vie. Ces gens-là arrivent, et on n’a pas du tout besoin de s’en occuper« .

Page 85 : « Nous les reconnaissions à peine. Ils étaient plus grands que nous, plus massifs. Bruyants au-delà de toute mesure. Je me sens comme une cane qui a couvé les oeufs d’une oie. Ils préféraient leur propre compagnie à la nôtre et feignaient de ne pas comprendre un traître mot de ce que nous disions. Nos filles marchaient à grands pas, à l’américaine, elles se déplaçaient avec une hâte dépourvue de dignité. Elles portaient leurs vêtements trop lâches. Roulaient des hanches comme des juments. Jacassaient comme des coolies dès qu’elles rentraient de l’école en disant tout ce qui leur passait par la tête. Mrs Dempsey à l’oreille pliée. Nos fils devenaient énormes. Ils insistaient pour manger des oeufs au bacon tous les matins au petit-déjeuner à la place de la soupe à la pâte de haricot. Ils refusaient d’utiliser des baguettes. Buvaient des litres et des litres de lait. Inondaient leur riz de ketchup. Ils parlaient un anglais parfait, comme à la radio, et chaque fois qu’ils nous voyaient nous incliner devant le dieu de la cuisine en frappant dans nos mains, ils roulaient des yeux et nous lançaient  : “ Maman, pitié ! ” »

Mon avis

Etonnant roman que celui de Julie Otsuka ! On y découvre un volet de l’histoire américaine, tombé dans l’oubli. On y rencontre des femmes flouées sur leur avenir, obligées de vivre dans l’ombre de l’ogre Amérique auprès d’un homme qu’elles n’ont pas choisi. Le « nous », collectif et puissant, est une idée lumineuse. Un roman très émouvant, passionnant. A lire absolument !

« Certaines n’avaient jamais vue la mer », de Julie Otsuka, Phébus, 143 pages, 15€.

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