Les auteurs s’emparent parfois de sujets assez étranges, voire incongrus. Et en font des livres. La preuve avec le nouveau roman de Joy Sorman, intitulé « Comme une bête », retenu d’ailleurs sur la fameuse liste pour le Goncourt ainsi que le pour le Goncourt des lycéens.
Le sujet ? La vie d’un boucher. Du début de son CAP jusqu’à son ascension parisienne, patrie de l’art boucher d’excellence. Un sujet saignant, donc ? Un sujet atypique en tout cas. Un sujet qui vous entraîne dans les pas d’un jeune homme au prénom de bande dessinée.
De son métier, il va faire un art. Il n’aime pas son métier, il l’adore. Quitte à déraper. Et à faire plonger le roman dans le fantastique pour mieux explorer les relations qui nous lient aux animaux qui ne sont ni sauvages, ni domestiques. Mais ceux qu’on tue pour ensuite les manger.
On suit son parcours au fil d’un court roman, dense. Des Côtes d’Armor en Normandie jusqu’à Paris. Plein de chair et de sang, ce roman est, pour moi, l’une des bonnes pioches de cette rentrée. On le lit d’une traite pour le ronger jusqu’à l’os.
On suit Pim pendant son apprentissage, mais aussi en visite dans un abattoir, aux halles de Rungis, chez un éleveur près de la vache Culotte… Rien ne nous est épargné. Ni les termes techniques, ni les images. Celles du sang, des viscères… de la mort.
Extraits
Pages 17-18 : « Pim s’est tenu tranquille jusqu’à la fin de la troisième, élève médiocre mais poli, discret et sans histoires. A la fin du deuxième trimestre la conseillère d’orientation lui remet une plaquette sur l’apprentissage – Pim tu sans c’est pas une voie de garage, c’est la garantie d’avoir un bon métier –, mais Pim n’a pas d’états d’âme et la plaquette promet une formation en alternance, un CAP en deux ans après la troisième, plus de 4000 postes à pourvoir chaque année dans toutes les boucheries de France, un salaire d’apprenti qui varie entre 25 et 78% du Smic et un secteur qui ne connaît pas la crise.
Et pourquoi pas la boulangerie, la maçonnerie ou la menuiserie ? Parce que la boucherie est lucrative, que le boucher ne travaille pas dehors sous le vent et la pluie, et que la viande le motive davantage que le bois c’est comme ça. »
Pages 63-64 : « Pour la première fois Pim s’envisage comme un bourgeois, un nanti au milieu des prolos. Il pourrait penser : on est du même bord l’ouvrier et moi, galériens tous les deux, les mains dans la même viande, dans la même merde. Et il se dit plutôt : je suis un privilégié, je suis du bon côté, du bon côté de la viande et du destin. Il ne se sent pas solidaire. Il ait le lien, il a de la reconnaissance, mais tout celui lui paraît loin, le bruit strident de la scie à lame qui fend la carcasse en deux lui paraît loin. Pourtant, en bout de chaîne, où s’exécute la procédure ultime de la fente, Pim a désormais sous les yeux deux morceaux qui ressemblent bien aux carcasses livrées en demi ou en quart chaque semaine à la boucherie Morel. Mentalement et à grande vitesse il fait défiler la somme de gestes qui, depuis l’arrivée des bêtes à l’abattoir, a mené jusqu’à cet instant où enfin il reconnaît la viande. Somme de gestes qui a rendu possible une extraordinaire métamorphose – une vache devient un steak, attention les yeux. Sur la chaîne Renault on fabrique des voitures avec des bouts de tôle. Ici c’est l’inverse, on produit des morceaux avec des machines vivantes. On hache menu, on ne monte pas on démonte, on n’assemble pas on disloque. Les ouvriers ont fait voeu de pauvreté, ensanglantés et blafards sous la lumière industrielle, ils nourrissent la France entière – et c’est pas avec trois truies par éleveur et sans usine qu’on va faire bouffer le pays ».
Page 160-161 : » Pim veut restaurer une boucherie à la régulière, le combat d’un homme et d’une vache, d’une homme et d’un porc, à mains nues dans la boue s’il le faut. Pim affrontera l’éventualité d’être blessé ou même dévoré par un cochon, afin de réintégrer le grand échange du vivant. Etre mangé par une vache plutôt que par des vers six pieds sous terre. Etre un indien Sioux qui laissait les cadavres exposés et offerts aux animaux sauvages, habiter un nouveau monde dans lequel les anciens troupeaux parqués par les hommes sont désormais libres c’est-à-dire gibier comme les autres, un porc vaut un puma, une vache vaut une biche. Un monde dans lequel il n’y a plus de prés pour que paissent les bêtes, plus de barbelés, d’enclos, de champs, mais une terre à perte de vue, une végétation épaisse et hostile qu’il faut fendre à coups de machette ou de tronçonneuse. La Normandie est belle et épique, envahie de ronces, couverte de forêts de chênes et de pommiers, l’herbe est haute, la terre molle et imbibée.
Autant dire que Pim vaut faire la révolution bouchère, le grand bond en arrière, il veut retrouver le goût de la viande et la raison des animaux. »
Mon avis
J’ai dévoré ce livre ! Et pour cause, je l’ai beaucoup aimé. Apre au premier abord, le sujet envahit rapidement l’espace et les sens. Le sang, on le voit, les cris des animaux, on les entend. L’écriture est vive, technique par moments mais précise et épurée.
A des années-lumières d’une société où le politiquement correct est de mise, voilà un roman qui nous rappelle nos instincts primaires. Pim nous raccroche à nos sens de carnivores.
Ce livre, je m’en lèche encore les doigts !
« Comme une bête », de Joy Sorman, Gallimard, 16,50€.