Alors qu’il écrivait » Une femme fuyant l’annonce », roman prophétique dans lequel une femme entreprend une randonnée en Israël après avoir appris la mort de son fils, l’auteur lui-même perdait son fils âgé de 20 ans, lors de la deuxième guerre du Liban, tué par une roquette.
Avec « Tombé hors du temps », David Grossman, homme de gauche et fondateur avec d’autres intellectuels engagés du mouvement La Paix pour rapprocher Israéliens et Palestiniens, revient sur cette expérience du deuil. Elle le nourrit. Lui en a fait, en poésie et en prose, un récit pour voix, écrit de 2009 à 2011.
A noter que la traduction a été faite par Emmanuel Moses, lui-même poète et romancier.
Au fil des pages, des personnages qui marchent, qui crient, qui écrivent, qui racontent, qui pleurent, qui avancent vers « là-bas ». Autant d’hommes et de femmes qui ont tous perdu un fils, une fille. A la guerre, par accident, après un suicide… Les histoires se mélangent sous différentes formes d’écriture. Certains lecteurs y trouveront les codes du théâtre, voire de l’opéra.
Il y a là, l’homme qui marche, le centaure, le cordonnier, la sage-femme, le vieux professeur de mathématiques, la femme dans le filet, le chroniqueur de la ville et sa femme, le Duc…
Extraits (retranscrits dans la même mise en page que dans le livre)
Page 19 :
L’homme :
Et ensemble
Nous sommes nés
De l’autre côté,
Sans
Mots, sans
Couleurs, et nous avons appris
A vivre
Le négatif
De la vie.
Page 70 :
le centaure :
[…] Cela fait bien une semaine que tu te retrouves ici, par hasard, que tu passes devant ma fenêtre, trois ou quatre fois par jour, et hier cinq, mais bon, on ne va pas mégoter, pressé de régler une affaire, absorbé dans tes pensées, et soudain : Stop ! Pilons net ! Jetons un petit coup d’oeil surprises ! Qu’avons-nous là ? Un centaure ? Et qui a perdu son enfant, par-dessus le marché ? Bingo ! Revêtons vite fait une expression de tendre mélancolie et de compassion au chagrin d’autrui et trempons en deux temps trois mouvements la pointe de notre porte-plume en argent dans son encre noire puis posons fissa quelques questions sur le fils, le fils, le fils ! […]
Page 133 :
l’homme qui marche :
[…] Et pardonne-moi, je te prie, pour cette question
Qui te paraîtra peut-être stupide et un peu banale, mais
Je dois te la poser
Parce que cela fait cinq ans qu’elle
Dévore mon âme
Comme une maladie :
Qu’est-ce que la mort, mon fils ?
Qu’est-ce
Que
La mort ?
Mon avis
Un corps à corps avec la douleur. Voilà à quoi nous invite David Grossman dans « Tombé hors du temps ». On y plonge, on se débat pour remonter à la surface chercher un peu d’air et de réconfort avant, finalement, d’y replonger la tête la première. Sa langue délicate, ses mots et la polyphonie qu’il invente parlent de l’incrédulité de l’absence définitive, du chagrin de la la perte, des questions qui restent sans réponse. Pour moi, une vraie découverte à lire à haute voix ou en son for intérieur. Et un voyage inoubliable en poésie. A découvrir. Vraiment.
« Tombé hors du temps », David Grossman, Seuil, 17,50€.