Abolir les frontières entre le passé et aujourd’hui. Se jouer des faits et des souvenirs, en inventer d’autres, tout aussi crédibles… Pourquoi pas ? C’est en tout le chemin qu’a suivi Julie Wolkenstein qui signe avec « Adèle et moi », son sixième roman. Et quel roman ! Vous suivez au fil des 595 pages quatre vingts ans de la vie d’une femme, Adèle, arrière-grand-mère de la narratrice, dont celle-ci découvre la vie et l’existence à la mort de son père, en triant des papiers.
Julie Wolkenstein, née en 1968, enseigne la littérature comparée à l’Université de Caen, elle est la fille de l’Académicien Bertrand Poirot-Delpech, décédé en 2006.
Elle a découvert la vie de cette aïeule à la mort de son père. A partir de documents, du mémorandum conservé par l’une de ses tantes, elle a tenté de reconstituer le parcours de cette femme pas banale dont la vie aura été marquée par un secret de famille, le décès de trois de ses quatre enfants, la découverte de la cote normande et plus particulièrement de Saint-Pair.
L’auteure explique le cheminement qu’elle a suivi. L’enquête qu’elle n’a finalement pas menée et l’option choisie pour raconter l’histoire du roman « Adèle et moi ».
C’est cette commune, cette cote et cette mer qui, aujourd’hui encore, servent de trait d’union entre l’auteure et son ancêtre, entre la narratrice et cette arrière-grand-mère.
L’histoire, c’est donc celle d’Adèle qui, fille d’un homme volage et déjà orpheline de mère, découvre la mer à l’âge de 10 ans parce qu’elle et sa demi-soeur Pauline, rejoignent la Normandie pour se mettre à l’abri. Nous sommes en 1870 et c’est la guerre. La première des trois qu’Adèle vivra dans sa chair.
Parallèlement à ce parcours de vie, celui de la narratrice, auteure, divorcée, mère de famille et amoureuse qui se plonge dans le passé d’une arrière-grand-mère qu’elle découvre.
Adèle, nous la suivons au fil de son adolescence, sa découverte de la chasse, de l’amour. Au fil de ses maisons aussi, qu’elle occupe en fonction du calendrier, à Paris, à Sèvres et à Saint-Pair. La mort de son père, la rencontre avec Charles, les enfants qui naissent, le milieu de la haute bourgeoisie qu’elle fréquente mais y avoir totalement sa place, la construction de sa maison à Saint-Pair ( la première du village), son caractère colérique, sa sensualité, ses drames intérieurs, la vérité sur sa mère qu’elle découvre à plus de cinquante ans… sont autant d’aspects de la vie d’Adèle que découvre le lecteur.
Extraits
Page 187 :« Peu à peu, Adèle a cessé de se cacher pour se mettre en colère. Elle est chez elle après tout, rue Barbet-de-Jouy, elle est majeure, elle est riche et lorsqu’un grain de sable s’introduit où que ce soit dans le déroulement de ses activités quotidiennes, elle fait de moins en moins d’efforts pour contenir son irritation. Elle n’a plus besoin de jeter des objets : la plupart du temps, elle se contente d’émettre des vibrations puissantes qui suffisent à la défouler. Son objectif devient plus raffiné : il s’agit de manifester sa mauvaise humeur avec assez de subtilité pour terrasser en silence celui ou celle qui l’a provoquée, idéalement, qu’on se sente gravement en tort sans qu’elle ait besoin de l’expliquer. Et l’assassinat stupide de Jacques la conforte encore dans la légitimité de ses accès. »
Page 251 :« Les souvenirs se superposent, étés après étés : les premiers pas des “bébés Armand-Duval” sur la plage, leurs derniers pas aussi, bien plus tard, puisque trois de ses enfants mourront avant elle ; l’engloutissement de leur jeunesse, de ce nouveau “temps de l’insouciance” qu’Adèle connaîtra ici, aussi inexorable que celui de la forêt de Scissy au début du VIIIe siècle ; les palissades élevées puis démontées devant les chantiers toujours plus nombreux […] Adèle vieillira et le temps lui semblera le plus souvent s’écouler dans cette seule direction, enlaidissant ses souvenirs, abîmant le paysage, tuant ceux qu’elle aime, réduisant le périmètre de ses promenades et de ses centres d’intérêt.
Mais heureusement, ici, ici surtout, le temps lui offrira quelquefois la grâce de refluer en sens inverse et de voir ressusciter, même pour un quart de seconde, subreptice, imprévisible, les époques plus heureuses qu’il avait paru couler définitivement vers le fond et qui remontent, refont surface à l’improviste, accélérant le pouls d’Adèle. »
Page 370 : « Mais si comme je l’imagine Saint-Pair est la clé d’Adèle comme elle est la mienne, si nous y avons vu toutes les deux, à un siècle d’écart, le lieu où nous pouvions idéalement coïncider avec nous-m^mes, il a des chances pour que nous partagions d’autres choses. Et je reconnais dans sa situation sociale, toujours pressentie, à moitié sue mais tue et qui lui revient en boomerang au printemps 1914, une après-midi pluvieuse, avec cette vérité maladroitement formulée par Marie-Hélène sous le portrait ovale qu’elle, Adèle, restera toujours marginale dans le milieu qu’elle fréquente, je reconnais dans cette situation quelque chose qui m’est familier, que j’ai vécu moi aussi. »
Mon avis
Vous dire que j’ai aimé ce roman est un euphémisme. Je l’ai dévoré ! L’histoire, la forme, le décor… tout me parle. Au lieu d’avoir mené une véritable enquête, l’auteure a déplacé le curseur plus loin dans la fiction, dans l’invention. Cela donne le portrait d’une femme libre, sure de ses choix, autonome et fière. Une précurseure assurément dans cette France de la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Un beau portrait de femme. En résonance, celui de la narratrice, un peu perdue, un peu triste de tout ce qui n’est plus. Entre flux et reflux, voilà un roman qui offre une (très) belle éclaircie ! A lire.
« Adèle et moi », de Julie Wolkenstein, chez P.O.L., 22 €.