Un roman qui vous balance un direct du droit dans l’estomac. Et vous laisse K.O. Voilà ce que le nouveau roman de Cloé Korman a provoqué chez moi. Avec « Les Saisons de Louveplaine », la jeune femme signe un roman, fort, hors-normes par son sujet et la manière dont elle le traite.
Cloé Korman est née en 1983 à Paris. Elle a étudié la littérature, en particulier la littérature anglo-saxonne, ainsi que l’histoire des arts et du cinéma. Son premier roman, « Les Hommes-couleurs » (Seuil, 2010) avait été récompensé par le prix du livre Inter et le prix Valéry Larbaud.Le thème lui avait été inspiré par ses voyages dans l’Ouest des Etats-Unis quand elle vivait à New-York.
Dans ce premier roman déjà, le thème de l’immigration était creusé par la jeune femme. Un couple, employé d’une multinationale, dirige les travaux d’un tunnel destiné à livrer du pétrole mexicain vers les USA, au mépris des lois du pays.
Le tunnel devient la voie de passage des émigrants mexicains. Le couple se retrouve, au fil des années, complice de ces passages clandestins, car le tunnel est long à percer. Ce qui permet à l’opération de durer c’est que le responsable du chantier au sein de la multinationale à New-York est un amateur et un trafiquant d’objets archéologiques que les ouvriers découvrent (et se mettent même à fabriquer).
« Les hommes-couleurs » est disponible en format poche.
Quid des « Saisons de Louveplaine » ? Voilà une histoire unique. Celle de Nour. La jeune femme, Algérienne, n’a plus de nouvelle de son mari et père de sa fille. Hassan vit en France, à Louveplaine, ville imaginaire que l’auteure a installée en Seine-Saint-Denis, entre une forêt et une autoroute. Louveplaine, c’est la banlieue sans relief ni mémoire.
Là, Nour débarque un jour de septembre dans un appartement vide. Elle se met en quête de son mari qui, elle l’apprend vite, vivait grâce à l’économie parallèle. Le menuisier parti faire fortune en France vend de la drogue et se lance dans les combats de chiens clandestins. De quoi attiser la jalousie. Il en mourra…
Nour, dont l’histoire est d’abord racontée au lecteur par l’une de ses amies d’enfance puis par le policier Biniam, met tout en branle pour comprendre, savoir. Quitte à devenir délinquante elle-même.
Avec Sonny, un jeune garçon d’origine malienne, elle arpente la cité, le béton froid. Ensemble, au fil des saisons et des mois qui ponctuent les chapitres, ils oublient leurs solitudes, leurs peurs et leurs rêves trop grands pour eux. Sonny, le si ténébreux et si humain pourtant, s’impose à elle. Tantôt aidant, tantôt menaçant. Il sait mais distille les informations au compte-gouttes.
Dans un décor qui déconstruit – la tour Aragon va être rasée – entre le lycée, l’hôpital, l’esplanade et les tours, c’est toute une communauté qui essayé de vivre. Ensemble. Malgré la violence, celle des hommes, des enfants… et celle des animaux qu’on fait se battre dans les caves…
Quand Sonny (grièvement touché) et Nour (indemne) sont renversés par une voiture de police, les jeunes font s’embraser la ville. L’auteure a situé son roman en 2005. Comme un écho aux émeutes qui, à l’époque, enflammaient Clichy-sous-Bois.
Extraits
Page 15 : « Quand elle me passe ses coups de fil étranges, que je comprends de moins en moins, j’imagine Nour penchée dans cet appartement à deux mille kilomètres de nous, dans cette ville où elle est seule. Peut-être a-t-elle choisi de dormir et de rêver avec d’autant d’obstination pour réussira conserver l’image de son mari, comprendre qui il était avant qu’il parte tenter le coup en France. Depuis trois ans, il n’était jamais là qu’en été, un mois à aider Amine à la station-service et avec elle pendant les jours de congé, à faire quelques balades dans les alentours. Le reste de l’année il envoyait un peu d’argent. Qui était Hassan avant qu’il ne s’efface en perdant l’appétit, le sommeil ? Qui, avant qu’il ne se perde dans Louveplaine ? »
Page 201 : « Quand ils gagnèrent la porte, Néfi se rua sur le tas de vêtements qu’ils apercevaient tout à l’heure depuis le palier. Sonny eut le plus grand mal à la faire reculer et Nour dut s’appuyer contre le mur pour retenir un haut-le-coeur. Ce n’étaient pas les ordures qui s’exhalaient depuis tout à l’heure à travers le couloir, mais ce tas de lambeaux : les chiens. Ils étaient trois, liquidés par les combats, qu’on avait jetés là. On n’avait pas prévu d’autre endroit où mettre les vaincus. La pile de chair, de fourrure collée, de dents et d’os à vif se confondait entièrement dans cette puanteur, pourtant quand elle eut dépassé cet obstacle, une image s’imprima en elle aussi nettement qu’une morsure – le tosa qui était au sommet de la pile, qui devait être le dernier perdant. Il avait eu la patte arrachée lors de son duel. »
Pages 296-297 : « Rendre visite à ce garçon qui l’avait presque tuée, dans un lieu qui lui soulevait le coeur, ne semblait pas propice à sa guérison. Après l’accident, elle n’était restée que vingt-quatre heures et au lieu de mettre ce séjour derrière elle, elle revenait. C’était étrange : chaque jour elle se disait que sa balade matinale aurait pour but la boulangerie, le square des Cosmonautes, le centre de l’église Saint-Marthe, mais il n’en était rien, elle aboutissait à chaque fois dans cette chambre, où elle ne pouvait rien faire d’autre qu’entrer, s’asseoir et constater son impuissance. »
Mon avis
Un portrait de femme, celui d’une cité, d’une communauté. Cloé Korman signe un roman puissant sur les arrivants, à la différence du précédent qui évoquait le destin de ceux qui veulent partir. Là, à Louveplaine, une cité qui ressemble à La Courneuve où l’auteure a animé un atelier d’écriture dans un établissement scolaire, la violence est partout. La poésie aussi. Dans certaines scènes, dans les descriptions de la ville. Mais aussi, et surtout, dans la langue, les dialogues, le style de la romancière. Loin des poncifs sur la banlieue morose, Cloé Korman réussit le tour de force de nous plonger dans un roman aux accents chevaleresques. Là, dans le décor gris, des vies se tiennent chaud. Nour en sort grandie et libre.
J’avais beaucoup aimé « Les hommes-couleurs », cette fois encore Cloé Korman signe un roman atypique, poétique. Bien mené. Et terriblement bien écrit.
« Les Saisons de Louveplaine », Cloé Korman, Seuil, 21€.