Nelson Mandela a rejoint la terre de ses ancêtres. De quoi attirer ma curiosité sur l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. Celle de l’après-apartheid. Pour me guider, j’ai choisi de suivre l’auteure Nadine Gordimer, prix Nobel de littérature en 1991. Cette femme a longtemps été proche de l‘ANC de Nelson Mandela. Elle a combattu l’apartheid à travers la littérature notamment.
Dans son treizième roman ( elle est également l’auteure de 200 nouvelles et de plusieurs recueils d’essais et de textes critiques), « Vivre à présent », dont la traduction est sorti fin 2013 chez Grasset, elle nous plonge dans la vie du pays après 1994. Après la fin de l’apartheid… et l’apparition d’une autre ségrégation, sociale cette fois.
L’histoire ? C’est celle de Steve et de Jabulile. Nous sommes au début des années 2000. Lui est Blanc, mi-juif mi-chrétien. Elle est zouloue, noire de peau. Ils se sont connus du fait de leur appartenance à l‘Umkhonto, le bras armé de l’ANC. Lui, chimiste de formation, a mis ses connaissances au service de la lutte armée. Elle, sera emprisonnée. Ils se marient alors que les lois racistes le leur interdit. Puis il y a 1994, les élections, l’arrivée de Mandela à la tête de l’Etat…
Installés dans un quartier de la banlieue de Johannesburg, ils se construisent une nouvelle vie. Elle, enseignante, devient avocate. Lui, employé dans une entreprise de peintures industrielles sera professeur à l’Université. Ils élèvent deux enfants, voient régulièrement d’autres vétérans, se lient d’amitié avec leurs voisins homosexuels sortis eux aussi, enfin, de l’illégalité. Mais comment vivre normalement, dans une société intégrée et normée quand on a, des années durant, vécu la lutte et la clandestinité ?
Les différences sociales entre Noirs et Blancs désormais égaux les empêchent de vivre pleinement au coeur de la nation Arc-en-ciel. Faut-il, comme le prépare Steve, émigrer en Australie ? Faut-il continuer à se battre ? Faut-il accepter ? Se conformer à de nouvelles règles ? Steve et Jabu se confrontent à leur histoire personnelle, à celle de leur couple, mixte tandis que leur pays s’invente un avenir. A la tête du pays pourtant, les idéaux ont laissé la place à de petits arrangements avec la morale…
Extraits
Pages 162-163 : « Incrédulité, stupéfaction. Collision du coeur en surégime – son père était un tel homme, si différent de tous les autres dans sa manière d’aborder les ambiguïtés et contradictions intimes qui pour les autres se résumaient à blanc ou noir. Le remarquable proviseur ; le Doyen.
Une sorte de foi chrétienne dans le fait que Zuma, cet homme qui sourit sur ses dents du bonheur, doit être sauvé, au sens de l’église. Ce qu’ils appellent une âme égarée. Une image dévoyée, prête à la rédemption ? Un Doyen pouvait croire en cela. Mais elle, c’est depuis toujours sa – quoi – sa honte, son regret, sa culpabilité, elle qui a appartenu à la congrégation du Doyen dès qu’elle a eu l’âge d’aller à l’église sur le dos de sa mère, et croit toujours en ce premier des révolutionnaires, le Seigneur Jésus, et en le Père ultime, Dieu, de ne jamais s’en être remis à Lui lorsqu’elle se trouvait en détention ou dans les campements de brousse, il y avait cette autre fois, l’unique, la Liberté. Elle ne parvient pas à comprendre : Zuma est-il destiné à être sauvé ? »
Pages 255-256 : « Il va chercher le formulaire, le déploie sous leurs yeux. “C’était donc pour ça, ce que nous avons fait – la Lutte. Camarades… De simples clones réincarnés des patrons de l’apartheid. Notre “renaissance”. Le corruption liée aux contrats d’armement, où en est cette jolie procédure dans tes tribunaux, sans cesse renvoyée aux calendes grecques – le cloaque méthodiste n’est qu’une des nombreuses décharges où échouent les noirs dont personne ne veut, dont personne ne sait quoi faire – “droits”, ce mot bien trop pompeux pour s’appliquer aux réfugiés – les bidonvilles là où notre peuple est censé à présent posséder quatre murs et un toit, et ils vivent encore dans cette merde, je pourrais en parler des heures, et c’est tout ce que nous faisons, nous autres, les camarades. Je travaille à l’université, là où se joue le changement, les écoles n’ont même pas d’enseignants qualifiés – ni de toilettes – les enfants viennent apprendre sans rien dans l’estomac.” »
Page 381 : « Les camarades ; sur le point de voter. Chacun le voit dans l’aspect familier des autres – syur la fidélité au parti, celui de Mandela, qui a apporté la liberté, l’emportera-t-elle. Ce qui veut dire : Zuma. Pour répondre à l’impératif : le pouvoir au parti.
“Des histoires de corruption concernant ses pairs sont en train d’être exhumées, des lambeaux d’histoire sales ; qui a révélé des informations touchant à la surêté de l’Etat en échange de quelle somme.”
Zuma est le parti désormais. Si sa moitié auto-amputée représente l’autre alternative – et pour les camarades, il n’y en a pas de troisième –, Terror Lekota a-t-il emporté dans sa poche l’esprit du parti, l’a-t-il sauvé. Pour le garder en vie : un déplacement du vote fidèle. Ce qui veut dire Lekota.
La décision que les camarades vont devoir prendre s’impose comme un état en quelque sorte commun, plutôt qu’elle n’exclut les deux personnes qui parmi eux ont fait le choix de laisser derrière eux l’obligation – non, de renoncer à leur droit de naissance de voter pour les dirigeants, quelle que soit leur vraie nature et la réalité de leur engagement à défendre la justice, qui se cachent derrière les slogans des contes de fées. »
Mon avis
Un roman puissant. Drôle et âpre à la fois. Un roman d’aujourd’hui qui nous parle d’engagement, de lutte, de conscience politique et de la difficulté à faire vivre ses idées quand tout, semble-t-il, est devenu normal. Un roman d’engagement et de portraits en creux qui nous montre la difficulté à vivre ensemble, tous différents. Un roman d’espoir aussi. Bref, une très jolie découverte.
« Vivre à présent », de Nadine Gordimer, Grasset ( traduit de l’anglais par David Fauquemberg), 22€.