Sélection Prix Roblès 2014
Voilà un roman dont tout le monde parle… Avec « En finir avec Eddy Bellegueule », celui qui s’appelle désormais Edouard Louis a braqué les lumières sur lui. Et sur sa vie. Celle d’avant. Quitte à créer de l’incompréhension et de la colère parmi ses proches, sa mère et ses frères et soeurs qui vivent à Hallencourt, dans la Somme (lire ici à ce sujet l’article du Courrier Picard). Son père, lui, ne lui adresse plus la parole depuis plusieurs années déjà.
Edouard Louis, autrefois Eddy Bellegueule a, dans ce premier roman, raconté sa vie. Celle d’un gamin trop efféminé pour être accepté dans un village picard où « faut être un dur ». Tout le temps. Celle d’un enfant et d’un adolescent qui se sait différent ( sans mettre encore un nom sur son homosexualité), contraint d’évoluer dans une famille pauvre, au bord du quart-monde. Sans beaucoup d’éducation ni d’avenir autre que celui des femmes et des hommes du village avant lui. Les mères au supermarché, les pères à l’usine, dans le meilleur des cas.
Edouard Louis a 21 ans. Ce jeune Normalien à l’allure raffinée, signe là son premier roman, pas son premier livre. L’an dernier, il publiait en effet « Pierre Bourdieu : l’insoumission en héritage ». Déjà l’occasion de mieux comprendre la filiation que s’est inventée le jeune homme qui a dédicacé son roman à Didier Eribon. Un autre signe. Didier Eribon, sociologue et philosophe, est notamment l’auteur de « Retour à Reims », un récit fort. L’auteur, qui a fui à 20 ans, sa mère femme de ménage et son père manoeuvre revient sur son passé, et dans sa ville. Et révèle qu’il est né pauvre. Une honte sociale qu’il occultera longtemps, il doit déjà assumer son homosexualité. Un schéma qui résonne particulièrement aux oreilles d’Edouard Louis.
L’histoire? C’est donc celle d’Eddy. Une enfant au milieu de quatre autres et de ses parents. Celle de la pauvreté au quotidien dans une maison trop humide, de la bêtise aussi, des a-priori et des schémas qu’on reproduit. Celle d’un combat aussi. Celui d’Eddy à vouloir faire comme les autres, pour faire oublier sa différence. Pendant des années, il va s’évertuer à faire comme son milieu le lui demande, le lui commande. Ce n’est qu’ensuite qu’il prendra la fuite. Après trop de coups, d’abus sexuels aussi.
Edouard Louis utilise deux langages pour montrer son cheminement. Le sien, celui d’aujourd’hui, d’un jeune homme qui vit à Paris et étudie au milieu des livres et des penseurs. Et puis l’autre, celui de sa mère, de son père, de sa fratrie et de son entourage. Celui de la pauvreté et d’absence d’ouverture sur le monde qu’il écrit « en italique ». Le jeune auteur alimente de toute cette violence ressentie et vécue un espace littéraire. « C’était moi avant que je le tue », explique l’auteur.
Découvrez Edouard Louis sur France 5 dans l’émission « La grande librairie » :
Extraits
Page 59 :« Il y a ma mère. Elle ne voyait pas ce qui m’arrivait au collège. Elle me posait parfois des questions d’un air détaché et distant pour savoir comment s’était passée ma journée. Elle ne le faisait pas souvent, ça ne lui ressemblait pas. C’était une mère presque malgré elle, ces mères qui ont été mères trop tôt. Elle avait dis-sept ans, elle est tombée enceinte. Ses parents lui ont dit que ce n’était pas prudent ni très adulte comme comportement T’aurais pu faire plus gaffe. Elle a dû interrompre son CAP cuisine et sortir du système scolaire sans diplôme J’ai dû arrêter mes études, pourtant j’avais des capacités, j’étais très intelligence, et j’aurais pu faire des grandes études, continuer mon CAP et des des autres trucs après.
Tout se passe comme si, dans le village, les femmes faisaient des enfants pour devenir des femmes, sinon elles n’en sont pas vraiment. Elles sont considérées comme des lesbiennes, des frigides. »
Page 107 : « Chez mes parents nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ca y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.
Parler philosophie, c’était parler comme la classe ennemie, ceux qui ont les moyens, les riches. Parler comme ceux-là qui ont la chance de faire des études secondaires et supérieures et, donc, d’étudier la philosophie. Les autres enfants, ceux qui dînent, c’est vrai, boivent des bières parfois, regardent la télévision et jouent au football. Mais ceux qui jouent au football, boivent des bières et regardent la télévision ne vont pas au théâtre. «
Page 197 :« La fuite était la seule possibilité qui s’offrait à moi, la seule à laquelle j’étais réduit.
J’ai voulu montrer ici comment ma fuite n’avait pas été le résultat d’un projet depuis toujours présent en moi, comme si j’avais été un animal épris de liberté, comme si j’avais toujours voulu m’évader, mais au contraire comment la fuite a été la dernière solution envisageable après une série de défaites sur moi-même. Comment la fuite a d’abord été vécue comme un échec, une résignation. A cet âge, réussir aurait voulu dire être comme les autres. J’avais tout essayé. »
Mon avis
Ce livre, annoncé comme un roman, est dérangeant. Je l’ai lu d’une traite. Avec un côté un peu voyeur sûrement. Avec l’envie aussi de savoir jusqu’où Eddy-Edouard était prêt à raconter ce qu’il a vécu. Ce livre est un témoignage percutant mais qui ne laisse aucune chance à sa famille. Ni par les mots, ni par les gestes. Certains crient à la caricature, Edouard Louis a joué sa vie. Moi, j’ai refermé ce roman avec un sentiment ambivalent. A vous de vous faire votre avis.
« En finir avec Eddy Bellegueule », d’Edouard Louis, Seuil, 17€.