Vingt ans. Le Rwanda est, depuis plusieurs semaines, plongé dans une commémoration douloureuse mais indispensable : celle du génocide qui d’avril à juillet 1994, a fait quelque 800.000 victimes, des Tutsis. Tout commence par une guerre civile opposant le gouvernement majoritairement Hutu au Front patriotique rwandais, tenu par les Tutsis. Outre l’anniversaire du terrible épisode, l’année 2014 marque aussi le temps du premier procès en France visant ce génocide ( lire l’article du Monde ici).
Un conflit ethnique et politique que le journaliste et désormais écrivain Jean Hatzfeld n’a cessé de décrire, d’essayer de comprendre. D’un côté comme de l’autre. Après trois ouvrages « Dans le nu de la vie », « Une saison de machettes » et « La stratégie des antilopes », cet auteur que vous pouvez retrouver à de nombreuses reprises sur ce blog, est de retour avec un nouveau récit court d’une centaine de pages, « Englebert des collines ».
Nouvel opus donc donc pour Jean Hatzfeld en suivant cette fois un rescapé Tutsi. Un homme qui n’a pas envie de tourner la page. Qui ne veut pas reprendre sa vie d’avant. Englebert est un homme de 66 ans que Jean Hatzfled a rencontré il y a 15 ans à Nyamata, là où les massacres ont été les plus nombreux. L’homme, alcoolisé et en haillons, interpelle le journaliste français en évoquant l’Olympique de Marseille… puis les mots de Baudelaire. Assez pour éveiller la curiosité et faire naître une relation d’amitié entre les deux hommes aux destins si différents.
Au départ, Englebert ne voudra pas évoquer le génocide, il n’a d’ailleurs pas participé aux autres ouvrages de l’auteur à ce sujet. Il faudra qu’il plonge dans ses souvenirs d’enfance un an après leur rencontre pour, au fil des mots, expliquer à Jean Hatzfeld ses souvenirs, ses cinq semaines passées dans les marais à se cacher, à tenter de survivre et la difficulté à vivre ensuite. La vie d’Englebert est cassée… et il l’assume. Il ne veut pas redevenir celui qu’il était avant. Tant pis pour sa vie de haut fonctionnaire instruit et éclairé. Désormais Englebert noie sa vie dans l’alcool et marche des heures durant. Dès le matin. Toujours à Nyamata où bourreaux et victimes cohabitent.
Extraits
Pages 40-41 : « Au boulot, je devais évoluer en chef de service. Mais le ministre, un dénommé Juvénal Uwilingiyimana, comptait parmi ces condisciples qui m’avaient poursuivi de leurs machettes, à l’Institut de Ruhengeri. Dès qu’il a appris mon embauche, il m’a envoyé une lettre de renvoi. La raison ? Aucune raison, ça a été la surprise. La lettre expliquait que je devais désormais patienter cinq années de chômage avant de postuler à nouveau. J’ai été très déçu, mais je ne pouvais pas protester. Bien que mon grand frère fût directeur général au ministère des Postes, après avoir été directeur de la Jeunesse, puis du Plan, il ne pouvait rien pour moi. Les Tutsis devaient se montrer timides dans les ministères. J’ai vidé le tiroir, j’ai acheté le ticket-bus. Mon père m’a tendu la houe sur la parcelle familiale. »
Page 47 : « J’ai creusé la terre pour manger des maniocs, j’ai passé na nuit sous la pluie. Avant la clarté, je suis reparti dans les brousses chercher une cachette. On s’est tenus cois. Les tueurs sont arrivés en colonne chantante, ils ont soulevé les taillis toute la journée. Quand ils surprenaient des malchanceux, ils hurlaient : » Des cafards, par ici, vite ! » et les collègues accouraient. Ils ont manié la machette à s’en casser les bras, ils ont coupé tous ceux qu’ils attrapaient. Le marigot en a rougi. Ca a été un grand nombre parce que les gens n’étaient pas encore accoutumés à cette nouvelle existence, si je puis dire.
C’est un fait qu’à Nyamata les tueries ont duré du 11 avril à onze heures jusqu’au 14 mai à quatorze heures. Elles se sont répétées tous les jours, même le dimanche, de huit heures à quinze heures, sans un seul jour de répit. Les tueurs se montraient satisfaits de ces horaires. Ils repartaient sans éprouver l’envie de chanter, ils ne s’attardaient pas dans l’après-midi car ils se méfiaient des guets-apens de la nuit. »
Page 77 : « Ma mémoire se maintient fidèle. Je n’oublie presque rien. Est-ce que je pourrais citer les noms de mes professeurs depuis le cycle primaire et oublier les cris des femmes qu’ils éventraient à la lame dans les buissons pour leur arracher les bébés ? Je ne sais pas si les années gomment les souvenirs de certains rescapés, mais moi, je peux te raconter les tueries à Nyiramatuntu, étape par étape. Est-ce que ma mémoire trie les souvenirs ? Comment trier ? Ma mémoire ne trie rien sans que je ne le lui demande et je ne lui demande rien. Ca ne signifie pas qu’elle me rappelle le génocide tout le temps. Je fais aussi d’autres rêves pendant la nuit ; dans la journée je me préoccupe d’autre chose. Mais je cède au temps aucun détail, en tout cas pas tellement. »
Mon avis
Voilà un récit évidemment poignant et éclairant sur le quotidien d’après-génocide. Jean Hatzfeld, explique dans une interview sur France 24 que si Hutus et Tutsis cohabitent, ils n’évoquent le génocide qu’au sein de leur propre groupe ethnique. Comment avancer dès lors ? Les tueurs racontent une histoire forcément différente de celle des victimes. Englebert, lui, a fait le choix de ne rien oublier, quitter à en oublier de vivre. Un témoignage précieux.
« Englebert des collines », Jean Hatzfeld, Gallimard, 11,90€