Sélection prix Roblès 2014
Poursuivons notre découverte de la sélection des six premiers romans retenus cette année pour le prix Roblès. Après « Sauf les fleurs » de Nicolas Clément, voici « Le miel » de Slobodan Despot, paru chez Gallimard. Un court roman fort par son sujet : la guerre en ex-Yougoslavie, dans les années 90.
Slobodan Despot traite là d’un sujet qu’il connait particulièrement bien. Né en 1967 à Sremska Mitrovica en Voïvodine (actuelle Serbie), il vit aujourd’hui en Suisse. Un pays que ses parents ont rejoint en 1973.
Sa famille paternelle est originaire de la Krajina, la Croatie actuelle… et l’un des personnages de ce roman.
Editeur, polémiste et pamphlétaire, il a également été le conseiller du ministre Oskar Freysinger, artisan notamment de la politique d’interdiction de construction de nouveaux minarets en Suisse. Slobadan Despot est l’auteur de plusieurs essais.
L’histoire ? C’est celle d’une rencontre, puis de destins qui se croisent autour de bidons de miel. Si le procédé de narration est un peu (trop?) alambiqué, il reste (assez) intéressant.
Tout commence sur le bord d’une route. Vera, herboriste un peu magicienne, sauve la vie d’un vieil homme, Nikola, menacé par son fils Vesko auquel on a associé l’adjectif Le Teigneux. Vera raconte cette rencontre à l’un de ses patients, également le narrateur de ce roman.
L’occasion de plonger dans la vie d’une famille que la guerre a obligé à l’exil, à la fuite. Vesko, qui vit à Belgrade, a accueilli son frère soldat, Dusan.
L’opération Tempête contraint alors 200.000 Serbes de Krajina à fuir. Dans la précipitation, ce dernier n’a pas pensé à rapatrier son père, le, vieux Nikola K, qui, instituteur désormais retraité, élève des abeilles dans la montagne.
L’inquiétude passée, il faut aller le récupérer en Krajina, sur une terre désormais ennemie. Vesko s’en charge. Et s’oblige alors alors à une introspection. S’en suit alors un road-movie par temps de guerre. Entre petits arrangements et pots de miel. Du miel, dont Vera a besoin. Elle n’est visiblement pas la seule… Au fil des pages, le miel se fait liant. Et rappelle que la guerre ne fait que des perdants.
Extraits
Page 31 :« Le cadet, comme cela arrive souvent dans ces provinces rudes, était l’intellectuel de la maison. Vesko avait laborieusement décroché un titre d’économiste – faute de mieux – et décidé de ne plus quitter Belgrade après la fin de ses études. Dusan, l’aîné, s’était enrôlé dans la police de Knin dès l’âge de vingt ans. Tous deux étaient des forces de la nature et des êtres tourmentés.
Lorsque la Croatie a proclamé son indépendance, en 1991, et que la guerre civile a éclaté, Dusan a rejoint l’armée de la République de Krajina serbe, créée avec des reliquats de l’armée fédérale. Il se distingua suffisamment par sa bravoure pour figurer sur la liste des criminels de guerre dressée par le camp d’en face.
En août 1995, lors de l’opération “Tempête” qui éradiqua leur éphémère république, l’unité d’élite que commandait Dusan se disloqua sans tirer un coup de feu, abandonnant ses positions avant même qu’elles soient menacées. Selon certains, les ordres de retraite avaient été donnés, pistolet sur la tempe, par des agents des services secrets de Belgrade, dépêchés pour mater et liquider au besoin les officiers portés à l’héroïsme. Le gouvernement de Serbie, pris à la gorge, avait décidé de sacrifier l’enclave et savait que l’amputation devait être instantanée. Une résistance de quelques jours seulement face à un ennemi dix fois plus nombreux risquait de réveiller les vieux mythes et d’emporter son régime ».
Pages 44-45 : « En tant qu’instituteur et fonctionnaire, Nikola fut confronté à un choix abrupt : enseigner la haine de ce qu’il était ou disparaître. Il avait une jeune épouse qu’il aimait et un essaim à soigner. Il opta pour la survie. Heureusement pour lui, les patrons du nouveau régime se souciaient davantage d’idéologie que d’administration. Leur incurie et le délitement graduel de l’Etat permirent à Nikola de passer entre les gouttes. Il se réfugia aussi souvent qu’il le put dans sa montage et envoya sa femme, qui avait de la parenté croate, chez sa tante à Rijeka, sous occupations italienne. Les fascistes de Mussolini n’avaient cure des querelles confessionnelles. »
Pages 123 :« “Pour la plupart des hommes, la guerre est une fête, une noce, un banquet. Ils veulent tous voir danser la déesse Kali, résuma Vera après m’avoir écouté.
- Mais jamais ils ne se l’avouent, ajoutai-je.
- On tue à la guerre comme on opère une saignée. Pour dégager l’excédent d’humeurs. Comme, dans les mariages, on se sent obligé de casser du verre ou de tirer en l’air. Du reste, la guerre suspend le code pénal et même le Décalogue : c’est un fait des plus curieux, et qu’on ne remarque même pas. Nikola n’était pas de ces hommes-là. Il était l’un des rares à cultiver la vie pour elle-même, et non comme de la chair à sacrifices. Il ne tenait pas à connaître ce qui ne lui était pas destiné. Il était un sage, or il n’y a rien de plus insupportable, pour les fous, que de côtoyer un sage.” »
Mon avis
Voilà un roman de 127 pages qui ne laisse pas indifférent ! Le narrateur à travers lequel on semble reconnaître l’auteur et son parcours, nous emmène revisiter une page de notre histoire européenne commune. Pas l’une des plus reluisantes. Slobodan Despot fait du « Miel » une sorte de fable sur la guerre, sans perdre cependant de vue ses attaches serbes. « Chacun de nos gestes compte« , lance Vera l’herboriste à la fin du roman. A méditer… en temps de guerre comme en temps de paix.
« Le miel », de Slobodan Despot, Gallimard, 13,90€.