Les événements, tragiques, de ces derniers jours, ont évidemment éclipsé toute autre actualité, même littéraire. Parce qu’il faut continuer à avancer, la tête froide et les poings serrés cependant, plongeons dans les trouvailles de cette rentrée.
En ce froid mois de janvier, on compte 549 romans pour la rentrée littéraire. Un chiffre stable par rapport à la collection d’hiver 2014. Parmi ces livres, 353 romans français et 196 écrits par des auteurs étrangers.
Quid des premiers romans ? On en compte 59 dont 35 écrits par des femmes !
Parmi cette nouvelle fournée : « Danser les ombres » de Laurent Gaudé.
Un auteur que j’ai suivi depuis ses débuts… mais dont je n’avais pas lu les romans depuis « Eldorado », en 2006. Cette fois encore, chez Actes sud, l’auteur nous emmène en voyage. Loin. En Haïti. Juste avant, pendant et après le terrible séisme qui a ébranlé et meurtri cette terre déjà pauvre, causant 300.000 morts, blessant des milliers de personnes. Sans oublier les disparus.
Laurent Gaudé, âgé de 42 ans, a publié son premier roman en 2001, « Cris ». L’année suivante, les lycéens le désignent comme lauréat de leur prix Goncourt pour « La mort du roi Tsongor ». En 2004, il remporte le prix Goncourt ( une première pour la maison d’édition Actes sud au passage) puis le prix Jean-Giono avec « Le soleil des Scorta », qui sera un véritable succès de librairie.
Laurent Gaudé est également l’auteur de « Eldorado », « La porte des enfers », « Ouragan » et « Pour seul cortège ». L’auteur a également écrit nombre de pièces de théâtre ainsi que des récits.
L’histoire de ce nouveau roman haletant, qu’on lit d’une traite ? C’est, entre autres( c’est un roman choral), celle de la jeune Lucine qui, à Jacmel en Haïti, a mis sa vie entre parenthèses pour élever les jeunes enfants de l’une de ses soeurs, fragile et désoeuvrée.
Quand Nine, sa soeur, meurt, Lucine prend la route de Port-au-Prince pour annoncer la nouvelle à celui qui la mise enceinte. A la capitale, tout son passé d’étudiante et de militante refait surface au gré des rencontres avec la bande de Fessou, qui a pris ses habitudes dans l’ancienne maison close. Au hasard d’une rencontre, elle tombe même amoureuse de Saul (né des amours ancillaires de son père, bourgeois avec une bonne) tandis que Matrak, devenu chauffeur de taxi sous le nom de Firmin, ne peut s’empêcher de ressasser les (mauvais) souvenirs, quand il faisait partie de la milice des Tontons Macoute ( cette milice paramilitaire des « Volontaires de la Sécurité Nationale », créée à la suite d’un attentat contre le président François Duvalier en 1958. Elle sera ensuite employée par son fils et successeur Jean-Claude Duvalier).Lily, jeune fille mourante, a, elle, quitté sa riche Amérique pour vivre ici ses derniers instants de vie sans savoir que le pire se préparait au coeur même de la terre.
Le tremblement de terre (le 12 janvier 2010) remet tout en cause. Mélange les morts et les vivants dans un pays où le vaudou est roi. Le passé et le présent se télescopent tandis que le futur n’est plus d’actualité. Il faut sauver ce qui peut encore l’être. Mais comment ?
Extraits
Pages 16-17 : « Tout est clair maintenant. L’esprit était venu pour sa soeur cadette, Antonine, la mère de Georges et Alcine. Ce ne pouvait être que cela. Nine, la soeur mangée par les ombres, celle qui déparle la nuit en roulant des yeux fous et lance aux hommes, dans les rues de Jacmel, des paroles obscènes, aguicheuses, s’offrant au regard avec des poses lascives, Nine, la plus belle des trois, pour laquelle Lucine avait quitté Port-au-Prince cinq ans auparavant, renonçant à ses études, abandonnant la vie qu’elle se construisait avec bonheur dans la capitale, revenant là, à Jacmel, dans la maison natale de la rue Amboise, parce qu’il fallait bien que quelqu’un s’occupe d’élever les enfants et que cela ne pouvait être qu’elle et sa soeur, Thérèse – sans quoi Georges et Alcine vivraient d’herbes sèches et de l’air salé qu’apporte le vent qui caresser la mer, comme des chiots à peine nés, mais déjà faméliques, Nine, c’était évident. »
Page 129 : « Et puis la peur monte. Parce qu’ils comprennent. Partout où ils sont, les hommes n’ont pas encore nommé ce qui se produit mais ils comprennent le danger. La terre n’est plus terre mais bouche qui mange. Elle n’est plus sol mais gueule qui s’ouvre. A 16h53, les rues se lézardent, les murs ondulent. Toute la ville s’immobilise. Les hommes sont bouche bée, comme si la parole avait été chassée du monde. Trente-cinq secondes où les murs se gondolent, où les pierres font un bruit jamais entendu, jamais ressenti, de mâchoire qui grince. »
Pages 234-235 : « D’abord, ce n’est qu’un cortège d’hommes et de femmes marchant droit dans la nuit, puis, au carrefour des rues Macouly et Dame-Marie, le vieux Tess impose une étrange danse à la colonne qui le suit. Il s’engouffre dans la rue Dame-Marie puis, s’arrête, revient en arrière, fait plusieurs pas chassés sur le côté et repart en courant vers la rue Macouly. Derrière lui, c’est la confusion. Ceux qui suivaient ne comprennent pas ce qu’il fait, les corps se bousculent, certains tombent, d’autres hésitent, se relèvent. Saul et Lucine sont serrés l’un contre l’autre. Au carrefour de Macouly et Dame-Marie, le Vieux Tess commence à semer les morts et la première à s’égarer est la petite Lily, tache blanche qui disparaît derrière eux. Elle est morte depuis longtemps Lily, là, au pied du manguier du jardin, comme elle l’avait souhaité, au milieu de femmes et d’hommes qui toussent, se lamentent, cherchent un peu de repos, sourient d’un peu d’eau offerte, ou d’une caresse pour éponger le front. »
Mon avis
Impossible de ne pas vouloir suivre, jusqu’au bout, la jeune Lucine aux rêves brisés. Impossible de ne pas avoir envie de mieux connaître les vieux souvenirs qui lient les amis de Fessou. Impossible de ne pas entendre les bruits du tremblement de terre qui, le 12 janvier 2010, mettait un pays tout entier sur le flanc. Avec ce roman, Laurent Gaudé rend hommage à l’île des hommes libres. Son écriture, fluide et tendre nous rappelle qu’il ne faut oublier ni les vivants ni les morts. Et que l’imaginaire doit être en marche. Un très beau roman.
« Danser les ombres », de Laurent Gaudé, Actes sud, 19,80€.
A noter que l’exposition « Haïti » est visible jusqu’au 15 février au Grand Palais, à Paris.