Le 70e anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz marque cette année 2015. L’occasion pour certains d’entre nous de plonger dans des livres d’Histoire. Pour d’autres, dans des témoignages.
Celui de Marceline Loridan-Ivens s’impose. Une évidence tant les mots de cette octogénaire frappe notre coeur. Et notre conscience. Avec « Et tu n’es pas revenu », coécrit avec Judith Perrignon, la cinéaste et documentariste revient sur son histoire.
Celle de sa dénonciation. Celle de sa déportation avec son père. Celle de son retour et du silence assourdissant qui l’entoure. Celle de sa colère et du regard désabusé qu’elle porte aujourd’hui sur la vie.
Au fil des 107 pages, un formidable témoignage d’amour à son père Shloïme Rosenberg ( un juif polonais émigré en France) qui ne reviendra pas de l’enfer.
Des mots, des faits, qui rappellent l’horreur de la guerre. A 15 ans, la jeune Marceline est arrêtée, déportée. Elle fait partie des quelque 200 survivants ( sur les 2.500 a en être revenu. Au total, entre 1940 et 1945, 1,1 million de personnes a péri à Ausshwitz-Birkenau) à pouvoir encore raconter l’indicible, ce qu’elle a vécu dans sa chair. Là-bas, en Pologne, elle deviendra une esclave au service de la mort, en charge du tri des vêtements de ceux qu’on envoie mourir dans les chambres à gaz.
Elle évoque celles qui, au coeur de l’horreur, deviendront ses amies, celles qui ne pas revenues. Elle raconte aussi la difficulté à vivre ensuite, après sa libération, le 10 mai 1945. Et porte un regard désabusé sur la mémoire collective, sélective.
En janvier, Marceline Loridan-Ivens était l’invitée de Patrick Cohen au 7-9, de France-Inter. Ses mots claquent.
Extraits
Page 55 :« Maman disait tenir de quelqu’un qui t’avait vu à Auschwitz, que tu avais quitté le camp avec la marche de la mort au mois de janvier 1945, qu’on t’avait vu à Dachau ensuite, que tu aurais dû y rester, mais que tu t’étais remis en marche pour soutenir un homme que ne pouvait plus avancer sans toi et que les Allemands auraient abattu. D’après Maman, tu n’avais pas été désigné pour marcher encore, tu t’étais sacrifié. Je n’y croyais pas à son histoire. Au camp, on ne choisissait rien, pas même sa façon de mourir. Mais Dachau c’est possible, j’ai lu que bien des détenus de Gross-Rosen ont été transférés là-bas. Qu’importe que ce ne soit pas écrit. On ne peut plus faire d’inventaire dans le fracas de l’après-guerre. L’administration française a peut-être délivré ces certificats en vrac, inscrivant en face des noms, des lieux et des dates probables, pas forcément vérifiés. Je ne crois à rien de l’histoire officiellement écrite par la France. »
Pages 69-70 :« Jacqueline m’offre des fleurs le 10 main comme si c’était mon anniversaire. Chaque année, ça me touche beaucoup, nous sommes proches, différentes et attentives l’une à l’autre, il ne reste que nous deux. Le 10 mai, c’est la date de ma libération par les Russes à Theresienstadt. Je suis née ce jour-là. Je sais que Jacqueline le fait pour moi mais aussi pour son père.
Mon retour est synonyme de ton absence. A tel point, que j’ai voulu l’effacer, disparaître moi aussi. J’ai sauté dans la Seine deux ans plus tard, l’année où Henri se mariait. C’était un peu après le quai Saint-Michel, j’avais enjambé le parapet, j’allais m’élancer quand un homme m’a retenue. Puis j’ai eu la tuberculose, on m’a placée dans un sanataroum chic en Suisse, à Montana. Maman venait me voir parfois. Je ne supportais pas son impatience, cette façon qu’elle avait de me réclamer d’aller bien et d’oublier. J’étais si lourde. J’ai tenté de mourir une deuxième fois. »
Page 83 :« Et si je suis restée sèche, menue, c’est parce que j’ai souvent pensé devant ma glace, dix, vingt ou trente ans plus tard, Faut que je reste mince et svelte pour ne pas passer au gaz la prochaine fois. Je n’ai jamais eu d’enfants. Je n’en ai jamais voulu. Tu me l’aurais sans doute reproché. Le corps des femmes, le mien, celui de ma mère, celui de toutes les autres dp,t me ventre gonfle puis se vide, a été pour moi définitivement défiguré par les camps. J’ai en horreur la chair et son élasticité. J’ai vu là-bas s’affaisser les peaux, les seins, les ventres, j’ai vu se plier, se friper les femmes, le délabrement des corps en accéléré, jusqu’au décharnement, au dégoût et jusqu’au crématoire. »
Mon avis
Voilà un témoignage bouleversant pour honorer la mémoire de tous ces déportés. A lire absolument histoire, au moins, de faire reculer la bêtise.
« Et tu n’es pas revenu », Marceline Loridan-Ivens avec Judith Perrignon, Grasset, 12,90€.