Le sujet de ce récit n’est pas banal, son auteur non plus. Avec « Bérézina », Sylvain Tesson signe un livre atypique, truculent… et historique.
Le stégophile – se dit de celui qui est passionné d’escalade de toits –, écrivain, aventurier et russophile éclairé s’est, en effet, lancé dans un drôle de défi : de Moscou jusqu’à Paris, en side-car, revivre la retraite napoléonienne en suivant les traces de l’empereur corse avec la Grande Armée.
Une aventure menée à trois, puis à cinq, en plein hiver. Deux cents ans après.
Le récit de voyage, qui se lit d’une traite, est un petit bijou. Rien ne manque : ni l’alcool, ni le froid mordant, ni les anecdotes sur la Russie d’aujourd’hui au fil des 4.000 kilomètres parcourus. En trame de fond, la grande Histoire. Et la fascination de l’auteur pour Napoléon.
Sylvain Tesson, dont j’avais évoqué le précédent recueil de nouvelles « S’abandonner à vivre » ici, adepte des expériences assez extrêmes à travers le monde, se remet aujourd’hui d’un accident assez stupide, qui a eu lieu en août dernier. Il venait de rendre le manuscrit de « Bérézina » ( commencé juste après la mort de sa mère) à son éditeur, lors d’une fête chez son ami et auteur Jean-Christophe Rufin, à la montagne, il tombe d’une gouttière. Coma, traumatisme crânien, paralysie faciale… et l’obligation de changer de vie.
L’histoire ? C’est donc celle de Sylvain Tesson, de ses deux camarades Cédric Gras et Thomas Goisque ainsi que de leurs deux amis russes, Vitaly et Vassili. Le 2 décembre 2012, ils montent sur et dans les side-cars, dont des exemplaires de la fameuse marque Oural, et prennent la route. Objectif ? « Nous avions le bicorne, nous avions la date. Restait à trouver les fantômes. Ils attendaient sur le bord de la route (p.34) »
Au fil des pages, on suit leur épopée, émaillée de portraits des protagonistes, de descriptions et d’anecdotes historiques et/ou alcooliques. C’est selon.
Découvrez ici une vidéo qui relate le projet et l’aventure qui en a découlé
Extraits
Page 89 :« Le quatrième jour. De Smolensk à Borissov.
En cette matinée où un soleil, semblable au plafonnier d’une salle de bains khrouchtchévienne, se juchait au-dessus des remparts de Smolensk, notre situation allait connaître une amélioration. Désormais, nous ne roulerions plus à trois sur la même Oural. Gras resterait dans mon panier, Goisque rejoindrait celui de Vitaly. Vassili, lui, convoierait les bagages sur sa monture. Les Russes nous avaient apporté nos sacs et nous retrouvâmes duvets, collants et lainages que nous avions négligé d’empiler en partant vers Borodino. Nous avions commis l’erreur de toutes les armées de l’Ouest qui s’engagent en Russie en mésestimant le froid. »
Pages 92-93 :« Nous autres, latins, nourris de stoïcisme, abreuvés par Montaigne, inspirés par Proust, nous tentions de jouir de ce qui nous advenait, de saisir le bonheur partout où il chatoyait, de le reconnaitre quand il surgissait, de le nommer quand l’occasion s’en présentait. Dès que le vent se levait, en somme, nous tentions de vivre. Les Russes, eux, étaient convaincus qu’il fallait avoir préalablement souffert pour apprécier les choses. Le bonheur n’était qu’un interlude dans le jeu tragique de l’existence. Ce que me confiait un mineur du Donbass, dans l’ascenseur qui nous remontait d’un filon de charbon, constituait une parfaite formulation de la “difficulté d’être” chez les Slaves :“Que sais-tu du soleil si tu n’as pas été à la mine ?” »
Pages 130-131 :« L’empereur était le ciment qui maintenait les débris de l’armée. Son magnétisme obligeait les officiers. Son énergie galvanisait les soldats. La certitude de sa présence, même invisible, insufflait à chacun le désir de se tenir debout pour s’acquérir un peu de la gloire générale. Une fois le souverain parti, tout pouvait se débander. Et tout se débanda. Et Murat ne put rien contre la déréliction. L’armée se traînait, aimantée par la perspective de Vilnius. Comme au temps de Smolensk, quelques semaines plus tôt, les débris humains avaient besoin d’un mirage. Et, comme Smolensk, Vilnius fut loin des attentes.
Ce fut une horde de squelettes vivants qui se pressa aux portes de Vilnius le 8 décembre. Quarante mille hommes affamés fondaient sur une bourgade assoupie qui ignorait tout de la débâcle. Les bourgeois, voyant arriver ces torrents de possédés couverts de peaux de bêtes, firent ce que font les bourgeois quand ils sont menacés : ils fermèrent les portes de la ville. »
Mon avis
Road-trip enthousiasmant, aventure humaine et littéraire, « Bérézina » est une perle. Les amateurs de l’écriture de Sylvain Tesson seront ravis, les fidèles à la mémoire de l’empereur également. Un récit passionnant qui donne envie de rouvrir son livre d’Histoire.
« Bérézina », Sylvain Tesson, Editions Guérin, 19,50€.