Il vous manque encore une idée pour vous évader ? J’arrive avec dans mon sac de plage, deux propositions : un livre et un voyage. En juin, je me suis rendue en Haïti. Un voyage initiatique.
Poussée à découvrir ce pays après avoir lu « Danser les ombres » de Laurent Gaudé, dont vous trouverez mon post ici, je me suis plongée, une fois sur place, dans les mots de Yanick Lahens, auteure haïtienne contemporaine qui, cette année, a remporté le prix Femina pour son troisième livre et deuxième roman, « Bain de lune ». Elle vit à Port-au-Prince et est engagée notamment dans la lutte contre l’illettrisme.
Je suis entrée dans son univers avec « Dans la maison du père », qui est sorti récemment en format poche chez Sabine Wespieser editeur.
Un roman d’apprentissage qui nous plonge dans la vie d’Alice Bienaimé, fille unique d’un médecin de Port-au-Prince. Une jeune fille prise en étau entre la culture inculquée par sa famille et celle, populaire et ancestrale que la vieille servante Man Bo qui donne aussi en héritage. Ajoutez à cela les idées révolutionnaires qui agitent l’île dans les années 45-46, distillées par son jeune oncle Héraclès et vous obtenez une jeune fille qui grandit et avance.
Alice deviendra danseuse, pour faire vivre ses origines. Quitte à déplaire. En 1942, elle a 13 ans, et son père la gifle. Sa révolution peut commencer…
Un roman puissant et une formidable écriture qui mélange français et créole.
Port-au-Prince, devant le marché en fer, juin 2015
Ecoutez ici une interview de Yanick Lahens donnée à Laure Adler, sur France Culture, en avril 2015 :
Dans cette émission, l’auteure parle de son pays, du rapport qu’elle entretient avec lui…
« A partir d’Haïti, je comprends le monde. C’est un microcosme. Il y a à la fois le quart-monde, le tiers-monde, un monde ouvert sur l’Occident. A partir d’Haïti, je peux regarder défiler les interrogations d’aujourd’hui, les enjeux, la vulnérabilité, Haïti est une matrice des rapports nord-sud. »
… et de celui qu’Haïti a avec le mélange des langues. Son roman « Dans la maison du père » fait ainsi la part belle au créole.
« En Haïti, le français est une langue à laquelle nous sommes adossés depuis la fin du 18e siècle, il a donc un développement particulier. Aujourd’hui, le créole prend aussi de l’importance, avec certains jeunes qui ont un créole très pur car leurs parents ne sont pas francophones. D’un autre côté, avec notre diaspora, nous avons une littérature qui se développe en anglais et en espagnol. La langue c’est aussi l’ouverture, elle permet de comprendre le monde car toutes ces langues charrient des cultures, et je trouve cela très bien. »
Extraits
Pages 111-112 : « Réveillant les soifs et les faims endormies depuis toujours, des cohortes de danseurs hallucinés bravaient ainsi tous les soirs les édits des diocèses et les décrets du gouvernement, enjambant les frontières de la loi, passant de l’autre côté du monde.
De cette première cérémonie je garde le souvenir d’avoir été habitée par des forces contradictoires, des appels opposés. Il y avait cette brutalité et cette beauté : la vie même, cette scansion ardente et populaire qui s’imposait aux corps, que les âmes attendaient. Il y avait aussi toutes les histoires racontées par Man Bo à la tombée de nuit, les mises en garde de tante Félicia. Tout me revenait en même temps, et surtout je craignais le grand rire que Satan laisserait gicler de sa gorge en me voyant franchir les portes de l’Enfer. »
Pages 145-146 : « De ces étroites rues et de ces corridors sinueux montait le remugle de flaques boueuses et des végétaux en décomposition. Cette odeur couvrait tout comme une chape. Un animal aurait peut-être reculé. En longeant la longue file de masures aux murs lambrissés, aux fenêtres comme de grands yeux béants, je fixe les visages édentés, les matelas troués exhibant leurs tripes au soleil, repaires de cafards et de punaises, posés contre les murs, avec leurs taches de pissat, de menstrues et de fornication. Et les portes de ces masures ! Fissurées, voracement rongées par la pluie et les ans. Sur-le-champ je ne comprends pas que la vie puisse s’acharner comme ça, pour rien. Par habitude, par malice et par défi. Pour ces caresses vite faites, volées sur des grabats, à même le sol des corridors ou jambes levées debout contre un mur, gémissements avalés, hoquètements sourds, soupirs rentrés. Parce que le pain est dur et le désir des hommes avide. »
Pages 164-165 : » Ce sol sur lequel était bâtie mon enfance m’apparut soudain mouvant et poreux. Mais pas s’y enfonçaient. Je n’en voulus à personne. Contrairement à oncle Héraclès et à moi, mon père avant pris le monde tel qu’il l’avait trouvé et le comptait pas le changer. Je lui insinuai un jour qu’Edgard ne m’était pas indifférent. Il comprit qu’il me fallait mesurer mes faims et mordre chaque fois à la vie comme quand on a sauté un repas. Alors il prit peur, fatigué de mes absences, de mes silences et de mes mensonges. Car il savait que je lui mentais. Je crois que c’est ce qui le décida à me laisser partir.
La solidité rassurante de l’enfance avant fait place à une attente d’oiseau en cage. J’en étais arrivée à détester les premières communions, les mariages et les baptêmes, tous ces rites opaques et de deuxième main de la petite bourgeoisie des tropiques qui fait toujours semblant sans en avoir jamais l’air, les peurs séculaires de Man Bo, les peurs des pauvres et l’arrogance des proches de Lise Martin Boural et des Musdorf. Je savais que mon horizon irait bien au-delà de cette ligne où le ciel s’engouffre dans la baie de Port-au-Prince. Je voulais atteindre la rive que je n’avais jamais vue. Je ne voulais pas seulement de ce lieu où le hasard m’avait jetée. »
Mon avis
Quelle découverte ! J’ai adoré ce roman et l’écriture de Yanick Lahens, si sensible, si poétique. L’occasion, outre le destin d’Alice, de voir évoluer Haïti en filigrane. Pour le meilleur et pour le pire. A dévorer !
« Dans la maison du père », Yanick Lahens, Sabine Wespieser éditeur, 9€.