Rentrée littéraire
Jean Hatzfeld fait partie de ces auteurs dont nous avons besoin pour nous éclairer sur le monde comme il va. Ou pas. Depuis une dizaine d’années maintenant, je le suis. Au Rwanda. Ou ailleurs. Quatrième de couv en parle ici ou encore là.
Ses écrits, ses récits, ses romans ouvrent à chaque fois une porte vers une meilleure compréhension d’une guerre, d’un génocide. Comme celui qui a frappé le Rwanda, en 1994.
Ancien journaliste sportif depuis reporter de guerre, Jean Hatzfeld n’a eu de cesse d’aller à la rencontre des tueurs hutus et des survivants tutsis.
Avec « Un papa de sang », il signe son cinquième ouvrage sur le sujet et s’est, cette fois, penché sur les témoignages des jeunes, des enfants des survivants et des tueurs.
Une nouvelle fois, il s’est rendu à Nyamata, dans la province de Kibungo, à l’est du pays. Là, 50.000 Tutsis ont été assassinés entre le 11 avril et le 14 mai 1994, date à laquelle les hommes du Front patriotique rwandais ( FPR) sont entrés dans la ville.
« Humble sondeur d’âmes » comme il aime à se définir, Jean Hatzfeld a eu l’idée de ce nouveau livre au moment des commémorations du 20e anniversaire du génocide, en 2014. Loin des images d’Epinal et d’un dicours forçant l’optimisme sur un Rwanda nouveau et sans étiquette ethnique, le journaliste-écrivain a voulu témoigné de la réalité en province, loin de Kigali.
A Nyamata, impossible encore aujourd’hui d’imaginer une union entre un(e) Tutsi(e) et un(e) Hutu(e). Alors il est allé à la rencontre des enfants des personnages de ses précédents ouvrages. Du côté des rescapés, comme de celui des tueurs.
Ils sont lycéens, agriculteurs ou couturiers. Ils posent des questions à leurs parents ou se contentent des situations. Ils évoquent la religion, mais aussi la honte, la prison, les insultes et l’avenir obscurci par les agissements sanglants de leurs pères… Plus facile d’être fils ou fille de victime qu’enfant de bourreau…
Au fil des pages, souvenirs de l’auteur et témoignages se succèdent. A la première personne et dans un phrasé, une langue qui file la métaphore. Il y a là ceux dont le père a été libéré, ceux qui lui rendent visite chaque mois à la prison, ceux qui ont dû arrêter l’école et prendre la houe, faute de moyens, mais aussi les enfants de victimes qui n’ont pu reprendre une vie tout à fait normale…
Jean Hatzfeld raconte le comportement des parents, qui parlent ou gardent le silence, qui fabriquent des souvenirs ou se cognent à la réalité. A leurs enfants de faire le tri. Ceux-ci étudient, travaillent, passent des heures sur internet, mais montrent, in fine, assez peu d’entrain à savoir. A vouloir comprendre.
Un récit nécessaire. Eclairant et salutaire.
Au mois de novembre, j’ai interviewé Jean Hatzfeld pour La Nouvelle République. Retrouvez l’interview ici.
Extraits
Pages 23-24 ( Jean-Pierre Habimana, 19 ans, fils d’un ancien détenu hutu) :
« Je me sens hutu. A Kabukuba, où je vis tel un étranger, je ne distingue pas sans méprise les visages hutus et tutsis. J’épouserais volontiers une Tutsie, même si je ne osas pas s’il s’en trouvera une dans l’aride Bugesera pour m’accepter. Je sais les filles tutsies fignolées et tout autant rieuses. Elles ne se montrent plus fières comme celles de jadis. Je ne crains pas l’ethnie. Dans nombre de pays d’Afrique, l’ethnie n’inquiète personne, les gens vivent l’ethnie que leur naissance leur a donnée sans anicroche. Au Rwanda elle attire les malheurs, elle tourmente les dialogues. Les gens tendent désormais à s’en cacher. Mais peut-on éprouver de la gêne d’être hutu si tel est notre destin ? Nombre de gens affirment que l’ethnie ne sert plus à rien au Rwanda, qu’elle va disparaître à l’avenir. Moi, je pense que si l’on tait une vérité aussi naturelle, on distille un venin qui va piquer les enfants dès le bas âge. Si l’on enfouit l’ethnie, la confusion nourrira sans cesse la frustation des victimes. Je les comprends. C’est important de préciser qui a subi et qui a commis, pour celui qui a subi. »
Page 64 : (Nadine Umutesi, 17 ans, fille d’une rescapée tutsie) :
« Plus on s’attarde sur tout ça, plus on alourdit les peines qu’on a vécues. Je ne demande pas à oublier ni a abandonner mon histoire, mais qu’on ne m’embête plus ! Qu’on m’oublie ! Je souhaite même qu’on arrête de parler de tout ça à la radio, à la télévision. Silence pendant la Semaine de deuil. Je comprends les rescapés qui ne peuvent accepter de se taire. Moi si, j’aspire au silence. Les rescapés aiment être entendus dans leur intimité par d’autres rescapés, ça se comprend. Ils se vident de leurs tourments. Moi, non. Est-ce que je soulage mon tourment en répandant le mystère de ma naissance ? Mon histoire ne s’apparente pas aux autres. Quand on évoque les tueries et quand on montre des images, c’est comme si on repassait la lame sur ma blessure profonde. Je ne rencontre aucune réticence à parler avec vous. Le livre d’un muzungu, ce n’est pas risquant. N’importe qui ne le lit pas. Les acheteurs ne jazzent pas de malveillances, si ? Mais répéter une anomalie pareille à haute voix aux oreilles d’avoisinants, c’est endommageant. Ces pensées accélèrent la tristesse de celle qui les dévoile au jour. Ca m’embrouille. »
Pages 90-91 : (Ange Uwase, 19 ans, fille d’un rescapé tutsi) :
« Je connais des jeunes Hutus qui rejettent la haine familiale glissée dans les explications. Ils accordent leur confiance aux professeurs. Toutefois, ils montrent moins d’excitation pour les informations que les enfants de rescapés. Leurs parents freinent leur curiosité. Est-ce que ces parents peuvent raconter le soir comment ils ont manié la machette ? Ou dévoiler les recoins secrets de la mort d’un avoisinant dans le marigot ? Est-ce qu’un enfant hutu peut en réponse traiter son père de personne malfaisante ? Aucun cas connu.
C’est la rancoeur qui unit les deux camps des jeunes hutus et tutsis, ce n’est pas l’appétit de vérité. Des jeunes Hutus détestent leurs camarades qu’ils soupçonnent de favoritisme. […]
Le futur, je ne le vois pas risquant, chaotique quand même. Les machettes des cultivateurs n’effraient plus personne puisque les gens profitent de bon coeur de la politique de réconciliation nationale. Pourtant, si les Hutus tendent à se montrer gentils, et à offrir des visages prometteurs, les Tutsis continuent à sermonner leurs enfants pour les mettre en garde. Je ne sais combine de générations s’useront avant que des jeunes tutsis et hutus puissent rire en amitié sincère. Je veux dire, sans crainte d’une gêne soudaine. Au fond, l’avenir dépend de la volonté de Dieu. »
« Un papa de sang », de Jean Hatzfeld, Gallimard, 19€.