Une histoire vraie. Une histoire tragique. Et des questions qui restent en suspend. Jeannot n’aurait-il pas pu être soigné ? Epargné ? Sauvé ?
Déjà auteure de trois romans, Ingrid Thobois est aussi une grande voyageuse : enseignante de français en Afghanistan, elle a également effectué des reportages en Iran, en Haïti et participé à des missions de développement et d’observation électorale en Indonésie, RDC, Moldavie, Azerbaïdjan, Géorgie, Kazakhstan. Pour « Le plancher de Jeannot », elle est partie d’un fait-divers réel. D’une histoire qui a défrayé la chronique au début des années 70, dans le Béarn.
Dans une ferme, une famille. Alexandre, le père bourru, violent et incestueux ; Joséphine, surnommée La Gousse, une femme effacée et trois enfants : Paule, Simone et Jean. Un quatrième enfant est mort-né.
Entre les travaux à la ferme, les mots qui ne sont pas dits et les mains lestes, la vie s’est organisée. Jean, dit Jeannot, pourrait faire des études. Le curé et l’instituteur l’y poussent. C’est sans compter le père. Alors, à vingt ans, devançant l’appel, Jean s’en va en Algérie. Nous sommes en 1959. Il en reviendra plusieurs mois plus tard, démobilisé à l’annonce du suicide de son père.
Jean rentre au village, à la ferme. Sa soeur ainée, Simone, est partie. Mariée très vite pour échapper au père. Il retrouve sa mère et sa soeur, Paule, la narratrice de ce court roman poignant.
Mais Jean ne va pas bien. Il s’isole, devient paranoïaque, violent, atone. De l’Algérie, il ne racontera rien. Jamais.
La Gousse, elle, meurt dans son fauteuil. Oubliée. Pas question cependant que le corps s’en aille. Jean sort son fusil. Sa mère sera, sur dérogation, enterrée dans la maison même. Mais Jean s’enfonce dans son silence. Cesse de s’alimenter aussi. Il mourra d’inanition quelques temps plus tard, à l’âge de 33 ans. Dans sa chambre, à la gouge et au couteau, il a gravé le parquet d’un long et incompréhensible message (lire ci-dessous). Jean était, semble-t-il, schizophrène.
Avec « Le plancher de Jeannot », Ingrid Thobois signe un roman terrible, fort et désespéré.
Extraits
Page 24 : « Jeannot, tu étais si petit, et rien qu’à cause de ça, les gens ils t’adoraient. Gringalet, mignon, poli, bon élève, puis doux à en crever. Dégoulinant de bonté. Sage et intelligent, « subtil », – c’est l’instituteur –, « serviable » – ça c’était le curé. Les vieux touchaient ta tête comme un bénitier. Tu avais ce quelque chose qu’on n’avait pas, la môme Simone et moi. Qui faisait que les gens te regardaient comme un ex-voto. Comme si tu avais compté pour deux. Drôle de gamin tout mystérieux. Tu flanquais la trouille à tout le monde, et même à Alexandre. Ta tête valsait et puis revenait en place au bout du cou si tu fixais trop longtemps avec tes yeux tout noirs tachetés de jaune. Tu avais le mort-né au fond des yeux. On aurait dit une carte du ciel mais ça faisait peur bien avant d’être beau. Tu as grandi avec nous mais tout seul avec ça. »
Page 43 : « A Tinfouchy dans le noir des chambrées, y en avait parfois pour oser raconter. Leurs mots bourdonnaient. Le pire se racontait comme une mauvaise histoire, un empilement de choses impossibles.
Un cauchemar ça ne tient pas debout.
Ça, si.
[…]
Dans le dortoir tu cherchais le sommeil, Jeannot. Le poing enfoncé dans la bouche pour ne pas crier. A Tinfouchy t’étais rien qu’un pion en forme de soldat, la trouille au ventre parmi d’autres comme toi le fusil braqué sur le sable. »
Page 52 : » Le calme est revenu. Maintenant, même les gosses évitent la maison, préfèrent prendre un chemin trois fois plus long.
Le vent a déplacé les tuiles. La pluie perce le toit. Ça forme des rigoles jusque dans la cuisine, des rivières entre les tomettes. La glousse, une vie entière à pas se plaindre. Tu sais pourtant comme elle déteste l’humide. Mais tu grelottes aussi, Jeannot.
Qu’est-ce que tu as vu, là-bas, à Tinfouchy, pour avoir encore aussi froid ? »
Le plancher de Jeannot aujourd’hui
Depuis l’été 2007, le plancher est installé rue Cabanis, à Paris, à l’une des entrées de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne. Le plancher, sur une surface de 16 mètres carrés environ avait été trouvé à la vente de la ferme (la soeur qui vivait encore à la ferme a été retrouvée morte dans l’étable en 1993 ) par une antiquaire, fille d’un psychiatre. Après son rachat par le psychiatre et avant de rejoindre Paris, le plancher avait été présenté dans diverses expositions d’Art Brut.
Le texte gravé dans le bois du plancher :
« La religion a inventé des machines à commander le cerveau des gens et bêtes et avec une invention à voir notre vue à partir de rétine de l’image de l’œil abuse de nous santé idées de famille matériel biens pendant sommeil nous font toutes crapulerie l’Eglise après avoir fait tuer les juifs à Hitler a voulu inventer un procès type et diable afin prendre le pouvoir du monde et imposer la paix aux guerres l’Eglise a fait les crimes et abusant de nous par électronique nous faisant croire des histoires et par ce truquage abuser de nos idées innocentes religion a pu nous faire accuser en truquant postes écoute écrit et inventer toutes choses qu’ils ont voulu et depuis 10 ans et abusant de nous par leur invention a commandé cerveau et à voir notre vue a partir image rétine de l’œil nous faire accuser de ce qu’il nous font à notre insu c’est la religion qui a fait tous les crimes et dégâts et crapulerie nous en a inventé un programme inconnu et par machine à commander cerveau et voir notre vue image rétine œil… nous faire accuser nous tous sommes innocent de tout crime tort à autrui nous Jean Paule sommes innocents nous n’avons ni tué ni détruit ni porte du tort à autrui c’est la religion qui a inventé un procès avec des machines électroniques à commander le cerveau sommeil pensées maladies bêtes travail toutes fonctions du cerveau nous fait accuser de crimes que nous n’avons pas commis la preuve les papes s’appellent Jean XXIII au lieu de XXIV pour moi et Paul VI pour Paule l’Eglise a voulu inventer un procès et couvrir les maquis des voisins avec machine à commander le cerveau du monde et à voir la vue image de l’œil fait tuer les juifs à Hitler ont inventé »
« Le plancher de Jeannot », Ingrid Thobois, Buchet Chastel, 9€.