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Rentrée littéraire

GRAND MARIN

 

Nous ne sommes qu’au printemps et je vous annonce déjà le roman de l’année. Je m’emballe ? Pas si sûr. En refermant « Le grand marin », premier roman de Catherine Poulain,  j’ai pris une claque. Comme en l’ouvrant d’ailleurs. Tout cela à cause de la première phrase. Je vous raconte ?

« Il faudrait toujours être en route pour l’Alaska. Mais y arriver à quoi bon. »

Des mots qui invitent à embarquer. Catherine Poulain l’a fait, elle. Dix ans de sa vie sur les bateaux de pêche en Alaska. Seule femme à bord. Pour la beauté du geste, et une putain de liberté chérie depuis ses vingt ans et son départ de Manosque.

D’Europe en Asie en passant par l’Amérique, Catherine Poulain, « runaway » jamais lassée, aura été barmaid à Hong-Kong, ouvrière agricole au Canada, employée d’une conserverie de poisson en Islande… et donc pêcheuse en Alaska, là-bas, du côté de Kodiak.

Elle y passera dix ans, de 1993 à 2003. A cette date, les services de l’Immigration lui intiment l’ordre de quitter le pays. Elle n’est pas en règle. Elle regagne la France. Aujourd’hui, cette quinquagénaire au visage buriné et aux mains qui intimident, se partage son temps entre deux activités : bergère dans les Alpes-de-Haute-Provence et employée dans les vignobles du Bordelais.

 

 

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Kodiak, Alaska (Photo Marion Owen)

 

Ses carnets noircis pendant ses heures de quart, elle les a gardés jusqu’à ce qu’une rencontre avec un écrivain également journaliste lui fasse comprendre qu’elle tenait là un matériau fantastique pour un roman. Le premier. Catherine Poulain a, au fil d’entrevues, expliqué avoir toujours voulu écrire.

A 56 ans, elle signe un roman magistral. Parce qu’il lui ressemble ? En partie. Nul doute que Lili, le brin de femme qui monte à bord du Rebel pour y enchainer les saisons de pêche (morue noire, du flétan et du saumon), s’inspire de la propre vie de l’auteure.

 

GRAND MARIN PHOTO

Catherine Poulain (photo Geoffroy Mathieu)

 

Lili, « la petite Française » embarque donc. Illégale. Et inexpérimentée. Qu’importe. Elle apprendra. Quitte à risquer de perdre la vie, à cause de blessures gravissimes. Elle reste. S’accroche dans une obsession du mouvement. Boit des bières avec les autres et ne compte pas ses heures. Oublie sa fatigue et son corps qui crie « Stop ». Elle reste pour Jude. « Le grand marin », c’est lui. Comme elle, il a une trentaine d’années. Un taiseux travailleur et alcoolique. Lili l’apprivoise. Et ils s’aimeront.

Mais ces deux-là peuvent-ils se contenter d’une vie comme les autres, avec son possible confort et ses règles sociales ?

 

Un livre puissant. Romanesque. Et divinement bien écrit. Chapeau bas !

 Extraits

Pages 33-34 :« Je me lève aux aurores. Je saute au bas de ma couchette. Ça m’appelle. Le dehors, l’air d’algues et de coquillages, les corbeaux sur le pont, les aigles dans le mât; le cri des mouettes sur les eaux lisses du port. Je prépare le café pour les deux hommes. Je sors. Je cours sur les docks. Les rues sont désertes. Je rencontre le jour nouveau. Je retrouve le monde d’hier. La nuit l’a caché puis rendu. Je rentre au bateau hors d’haleine, Jesse et Ian se lèvent à peine. Les gars qui seront de l’équipage ne vont pas tarder à arriver. Je bois le café avec eux. Mais qu’ils sont lents. Mon pied remue sous la table. Je pourrais pleurer d’impatience. Attendre est une douleur. »

Page 64 : « Est-ce que mourir va durer longtemps ? Je renifle et me mouche entre deux doigts. C’est triste, je pense en regardant le ciel, la mer, c’est tellement dommage de mourir. Mais sans doute que c’est normal aussi, s’en être allée si loin et seule, si loin vers le si Grand Nord, là où on l’appelle “the Last Frontier”, la dernière frontière et l’avoir franchie, la frontière, avoir trouvé son bateau et se retrouver transportée de joie sur l’océan, à y penser le jour et la nuit, à n’en dormir presque plus sur son coin de plancher sale. Connaître des jours, des nuits, des aubes belles à en renier son passé, à y vendre son âme. Oui, avoir osé la franchir, la frontière, ça ne pouvait être que pour y trouver la mort, y pêcher sa fin très rouge et très belle, un poisson ruisselant de mer et de sang, venu se ficher dans ma main comme une flèche flamboyante. Je revois mon départ, la traversée des déserts dans le car au lévrier bleu, le ciel de l’anorak et ses nuages de duvet autour de moi… C’était donc pour cela que je partais, cette force qui me donnait  toutes les audaces, gagner ma mort. Je revois Manosque-les-Couteaux où je ne mourrai pas, enfin, traquée dans une chambre obscure. Je ne pleure plus. Je redescends dans le carré. Ma main est devenue inerte. Une fois de plus je me sens fautive en voyant les hommes s’affairer sur le pont. Je me recroqueville dans la coursive. Il y  fait sombre et chaud. Je serre ma main contre mon ventre. »

Page 224 : « C’est moi qui vais pleurer si ça continue – s’il me regarde encore avec ces yeux de chien blessé –, c’est moi qui pleure. Je le repousse. Je sens ses côtes sous mes mains. Une dernière fois je vois son visage écorché, grand enfant éperdu, avant qu’il ressorte. Ce soir ce sera bien ma faute s’il boit des gins tonics jusqu’à rouler par terre. Je m’enfonce dans l’antre de ma couchette. Je m’enfouis tout entière dans mon duvet. J’ai déchargé dix tonnes de poisson, je me suis battue au pic avec la glace de la cale, je me suis rebellée et j’ai fait le tour des bars, rencontré un trappeur triste. Mon skipper veut m’emmener pêcher à Hawaï et Jude au motel. Manosque-les-Couteaux m’attend toujours. C’est beaucoup pour une même journée. Les hommes sont repartis au bar. J’entends l’eau glisser sur le flanc du bateau. »

« Le grand marin », De Catherine Poulain, Editions de l’Olivier, 19€.

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