Partons en voyage ! Prenons le large et rendons-nous en Argentine ! Avec Carlos Bernatek pour guide, allons à la découverte des « petites gens » de la province argentine. Celles qui font avec les moyens du bord, et s’arrangent d’un pays qui perd peu à peu toute morale.
Dans « Rancoeurs de province », il y a deux histoires que l’on imagine parallèles. Et pourtant. D’un côté, celle de Selva, une jeune femme un peu paumée mais avec des rêves plein la tête qui débarque dans cette station balnéaire du front de mer avec pour mission de préparer l’ouverture d’un café, pour la saison. Mais peut-être ne s’agit-il seulement pour son patron que de blanchir de l’argent…
Elle devra faire face à la solitude et la violence des hommes. D’un en particulier. Elle qui rêve du grand amour…
De l’autre, Poli. Un mari et père d’un petit garçon, Juan, dont la vie bascule quand il apprend que sa femme Eugenia le trompe depuis des mois avec un riche avocat. De quoi mettre du beurre dans les épinards… Poli, lui, sillonne une partie du pays pour vendre des encyclopédies.
Une fois ses doutes levés, Poli s’en va. S’acoquine avec des évangélistes pour vendre des bibles et des tubes de dentifrice dans une ville de province écrasée de chaleur où les arnaques font florès. Poli y réinvente sa vie. Jusqu’à quand ?
Chapitre après chapitre, le lecteur suit l’une et l’autre histoire. Bernatek a un style, un ton. A suivre.
Né en 1955 à Buenos Aires, Carlos Bernatek a notamment été finaliste du prix Planeta en 1994 et premier prix du prestigieux Fondo Nacional de las Artes en 2007. « Banzaï » était son premier roman traduit en France ( je l’ai dans ma bibliothèque, va falloir que je m’y remette ! )
Extraits
Page 32 : » Au moins, c’était un travail original pour Selva, une opportunité qui la séduisait au point de s’intéresser moins au salaire qu’au fait de quitter la ville pour la plage durant tout un été. A vingt-cinq ans, elle ne connaissait toujours pas la mer, et on allait la payer pour rester là. Ses jobs habituels ne lui offraient jamais d’occasions pareilles. Et puis, ce serait elle la gérante ; Waldo lui confiait une responsabilité qui la remplissait d’orgueil. Mais si la paie ne cassait pas trois pattes à un canard, elle serait libre de ses mouvements, libre de prendre des décisions. Et il y avait la mer, et ça, aucun bureau ou commerce ordinaire ne pouvait l’offrir. Sans chef sur le dos pour vérifier ses moindres gestes, pour censurer, critiquer ou engueuler jusqu’à l’humiliation, comme elle l’avait observé ou subi elle-même tant de fois. »
Page 109 :« Poli Malacheck se met à frémir ; il ne peut ni ne veut faire le calcul, la note serait déshonorante, une nouvelle humiliation. Il ne maquait plus que ça pour que l’opprobre soit total : devoir les remercier, Agustin Branda et Eugenia, la sacrifiée, qui se dévoue pour remédier à la banqueroute familiale, rumine-t-il. Il ne veut pas poursuivre cette conversation, il esquive le conflit. Les préparatifs belliqueux ont cessé, ou peut-être entrent-ils tout juste dans un processus de pais armée – une guerre froide. Du froid, il en a besoin sur son front blessé, et à l’intérieur de son crâne. Il passe dans la cuisine pour récupérer de la glace, qu’il enveloppe dans le tee-shirt taché de sang, drapeau de son cause perdue, qu’il porte ensuite à son front. Ainsi, poussant la valise et le sac par terre, presque à coups de pied, tenant le tee-shirt humide et glacé contre son front et le sac à chaussures dans sa main libre, il quitte la maison – vaincu. »
Page 182 :« Quand Poli prit place dans la Mercedes climatisée, le dos calé contre le cuir, et qu’il vit défiler les images de la ville à travers les vitres polarisées, il tenta d’analyser comment on percevait Danel d’ici, plutôt qu’en crevant de chaud dans son propre tacot ou en chargeant des caisses de livres et de tubes de dentifrice. Dans cet habitacle conditionné, Cornejo voyait des affaires possibles, des moyens de soutirer du fric aux gens. Du fric pauvre, du fric qui brûlait et n’apportait aucune solution au niveau individuel, du fric que Cornejo se chargeait de réunir billet après billet, centime après centime, catalyseur de l’épargne populaire, voilà ce qu’était le pasteur : celui qui réunissait les moutons et les tondait gentiment. «
« Rancoeurs de province », de Carlos Bernatek, traduit de l’espagnol par Delphine Valentine, Editions de l’Olivier, 22€.