Si une libraire attentive aux goûts de ses clients ne m’avait pas parlé de Marie Redonnet, je n’aurais jamais su que cette auteure avait un univers épatant et un style ciselé. Qui fait mouche.
De retour dans les librairies l’an dernier après « une crise de création » qui aura duré dix ans, Marie Redonnet partage avec les lecteurs un univers unique. En marge.
Après « Une femme au colt 45″ dont je vous ai parlé ici, j’ai décidé de remonter dans l’oeuvre de Marie Redonnet. Et j’ai plongé dans « Héritières », un recueil de trois romans précédents ( sorti cet hiver), publiés une première fois il y a trente ans. Trois portraits de femme. Trois histoires dans lesquelles le personnage principal se retrouve empêché, entravé, contraint à se battre par tous les moyens pour sauver son identité et/ou recouvrer sa liberté. Mais les démons sont parfois à l’intérieur…
Son éditeur, Le Tripode, explique : » Lorsqu’en 1986 paraît le roman « Splendid Hôtel » aux Éditions de Minuit, nul ne sait alors que ce texte ne constitue en fait que le premier volet d’un triptyque exceptionnel de cohérence et de force. Trente ans après leur genèse, voici les trois romans enfin rassemblés pour donner la pleine mesure d’une œuvre où, au sein de sociétés qui vacillent, nous découvrons la vie de trois femmes en quête de leur identité. D’un roman à l’autre, tandis que la violence se fait latente à chaque page, se révèle la beauté de ces trois êtres qui ne renoncent jamais «
« Je donne des voix à des femmes venues de nulle part », aime à dire Marie Redonnet qui, dans ce recueil, réunit trois romans écrits à six mois d’intervalle à chaque fois et publiés dans la foulée entre 1986 et 1987, aux Editions de Minuit. Le Tripode les a réunis, histoire de faire vivre à nouveau ce triptyque, composé de « Splendid Hotel », « Forever Valley » et enfin « Rose Mélie Rose ». Trois histoires écrites au scalpel.
Le Splendid Hotel est construit au bord d’un marais. L’héroïne en a hérité à la mort de sa grand-mère. Un cadeau qui devient vite empoisonné.
Alors voilà » Vingt-trois chants où le “ je ” d’une femme sans nom, sans âge, sans visage, dit la Passion du Splendid Hôtel, son trésor, sa chose, légué par grand-mère qui l’a fait construire au bord du marais virulent. Splendid Hôtel déjà délabré, attaqué, miné, et qui ne cessera d’endurer tous les fléaux, de souffrir de tous les maux, dont le pire : la tendance fatale de ses sanitaires à se boucher, la narratrice toujours occupée à les déboucher. Laborieuse, infatigable narratrice, toute consacrée aux soins du Splendid Hôtel, dévouée aux malheureux clients – les anonymes, attirés par les enseignes clignotantes, et les professionnels du Chemin de fer venus imposer au marais leur grand œuvre –, harcelée qu’elle est pendant ce temps par ses deux sœurs parasites, Ada la malade et Adel la comédienne ratée, l’une et l’autre semant sans cesse le trouble et la zizanie. «
Forever Valley : Une jeune fille vit seule avec le père dans l’ancien presbytère d’un hameau de montagne. Le père, qui voit la paralysie le gagner, confie l’adolescente à Massi, la patronne du dancing voisin. Celle-ci offre à sa protégée une robe à volants en organdi et des souliers vernis à talon, et lui apprend à se conduire comme il faut avec les clients, en particulier les douaniers, qui viennent danser ici le samedi soir. Le reste de la semaine, la jeune fille le consacre à des fouilles dans le jardin du presbytère, pour y chercher des morts.
Rose Mélie Rose : Rose meurt le jour où Mélie a douze ans et ses premières règles. Alors Mélie quitte le magasin de souvenirs de l’Ermitage pour aller à Oat – prononcer “ O-at ” – au bord de la mer, avec dans son sac le livre de légendes, cadeau de Rose. Il y a deux côtés à Oat : le côté de la lagune et des très vieux : Nem, Mélie, et des vieux : le brocanteur, le photographe ; et le côté du port avec Pim, Yem, Cob, mademoiselle Marthe. Mélie vit au 7 rue des Charmes, va aux goûters dansants du Continental, va une fois au Bastringue, puis découvre la plage aux Mouettes. Elle a toujours avec elle son polaroïd, pour les douze photos qu’elle aura à faire en écrivant au dos la légende, et en les glissant l’une après l’autre dans son livre de légendes, pour Rose.
Extraits
Page 18 (« Splendid Hotel ») : » C’est une chance qu’on construise la voie ferrée. On dit qu’elle va contourner le marais. Tous les clients viennent du chantier. Ils préfèrent loger à l’hôtel plutôt que de dormir dans les tentes que la compagnie leur donne. Ils ont beau se plaindre du mauvais fonctionnement des sanitaires, le Splendid Hôtel est une providence pour eux. Je fais tout ce que je peux pour leur être agréable. Je m’occupe tout particulièrement des sanitaires. Par cette chaleur surtout, il faut veiller à ce que l’écoulement se fasse. Les hommes du chantier m’en savent gré. J’ai besoin d’eux. Ce n’est pas comme mes soeurs. Je me passerais très bien de leur présence. Je n’ai jamais vécu avec elles, et voilà qu’elles partagent ma vie. C’est mère qui leur a demandé de revenir au Splendid, un peu avant de mourir. Elle ne m’a pas demandé mon avis. Elle voulait que je m’occupe de mes soeurs quand elle ne serait plus là pour s’occuper d’elles. Mais moi je préfère m’occuper des clients du Splendid plutôt que de mes soeurs. »
Page 123 : ( Forever Valley ») :« J’ai été voir Massy comme le père me l’a demandé pour qu’elle fasse mon éducation. Je n’ai encore jamais parlé au père de mon projet personnel. Si ça se trouve, il penserait que je n’ai pas encore l’âge de le réaliser, et il s’y opposerait. Il ne me parle que de Massi. Massi ne va plus au cimetière depuis qu’elle a ouvert le dancing. Je n’ai encore jamais été chez Massi un samedi soir. Je n’avais pas l’âge, et je ne sais pas danser. Massi est très stricte sur le règlement. L’entrée du dancing est interdite aux moins de seize ans. C’est peut-être parce que je viens juste d’avoir seize ans que le père veut que Massi fasse mon éducation, pour que je puisse aller au dancing le samedi soir. Massi a approuvé la décision du père. Elle est contente que le père m’envoie parce qu’elle a besoin de quelqu’un pour la seconde le samedi soir. Il y a bien les filles de la laiterie de la vallée d’en bas qui travaillent au dancing, mais Massi dit qu’elle ne peut pas compter sur elles pour tout. Elle m’a dit qu’elle me présenterait aux douaniers. Les douaniers, c’est sa clientèle préférée. Elle dit que j’ai droit à la meilleure clientèle parce que le père m’a donné la meilleure éducation. C’est la première fois que Massi m’a fait monter à l’étage. Il y a beaucoup de chambres. «
Pages 350- 351 (« Rose Mélie Rose ») : « Quand je suis arrivée à la plage aux Mouettes, j’ai tout de suite été dans la Buick. Dès que je me suis couchée sur la banquette arrière, j’ai perdu connaissance. Je ne sais pas combien de temps s’est passé avant que je revienne à moi. La banquette de la Buick est tachée de sang. Le sang continue de couler. C’est mauvais de perdre tout ce sang. Dans quel état est la Buick. Elle est toute rouillée et maintenant la banquette arrière est tachée de sang. Les mouettes ont fini par déchirer la capote avec leur bec. Elles ont envahi la Buick. Il y a en a partout sur les fauteuils avant, il y en a plein serrées contre moi sur la banquette arrière, il y en a sur le capot qui me regardent à travers le pare-brise, qui regardent le sang. Les mouettes me tiendraient chaud si je n’avais pas si froid. Je tremble de froid. »
« Héritières », de Marie Redonnet, Le Tripode, 19€.