Rentrée littéraire
Et si on se plongeait dans un roman de science-fiction ? Mais attention, écrit par Marie Darrieussecq. Et là, forcément, ça fait une sacrée différence. En même temps, je ne suis pas fan de science-fiction, tandis que les romans de cette auteure et psychanalyste m’ont très souvent plus.
La preuve encore avec « Notre vie dans les forêts », dernier opus en date. La dernière fois que Quatrième de couv a parlé de Marie Darrieussecq, c’était ici.
Elle nous emmène cette fois dans une histoire étrange ( un peu comme avec « Truismes », le premier roman qui l’avait révélée au grand public). La narratrice se prénomme Viviane. Psychologue spécialiste du traumatisme, elle vit désormais dans la forêt avec d’autres qui, comme elle, ont fui après avoir libéré plusieurs de leurs « moitiés », des presque clones qui sont autant de « réservoirs de pièces détachées ». On ne sait rien du lieu où tous se cachent, rien de ce qui a bien pu se passer.
Reste la volonté farouche, vitale même, de Viviane à tout raconter. Vite. A expliquer ce qui se passe, à parler de Marie, sa moitié depuis qu’elle est enfant, à revenir sur les échanges avec ses patients d’avant, à évoquer son histoire d’amour, la relation à son chien, etc.
Un roman court, tout en tension, drôle et effrayant à la fois. Un texte post-traumatique pour mieux dénoncer une mainmise technologique totalitaire, encadrée par des robots et des drones. Un roman politique donc. Le prolongement d’une nouvelle publiée il y a vingt ans déjà et qui résonne de manière particulière alors qu’ici et là dans le monde, des situations se tendent, des conflits se cristallisent avec, toujours, une menace pesant lourdement sur la liberté.
Une dystopie captivante.
L’auteure évoque son nouveau roman
Extraits
Pages 28-29 : « Je faisais partie de ces pools de psys d’urgence qu’on a mis sur tous les gros coups du début du millénaire. Sale époque. Mais je traitais aussi les accidents banals, la voiture emboutie et le bruit qui perdure dans la tête, le boum, les acouphènes, les phobies qui s’installent, la routine du traumatisme.
Jusqu’à ce cliqueur qu’on m’adresse pour un simple stress au travail. Il avait vécu une échauffourée, je n’appelle pas ça un attentat. Quand il était gamin, au lycée, ils avaient été confinés pendant qu’un assaillant déambulait avec une machette. J’ai des collègues qui traitent les assaillants. Ça m’aurait intéressée je crois. Bon, mon patient remettait lui-même à sa juste place cet incident qui n’avait pas plus coupé sa vie en deux que le jour où sa mère lui avait annoncé que son père n’était pas son père – il y a une routine de la vie psychologique humaine. »
Page 62 : » Tout ça se situe avant le patient zéro mais ça m’a quand même perturbée. J’en référais à mon contrôleur mais j’ai eu des crises d’asphyxie plus fréquentes que d’habitude. Je suis née avec un seul poumon. Marie, grâce à la génétique, en avait deux forcément, elle est parfaite Marie, donc j’ai subi une assez lourde opération, à l’âge de trois ans, où on m’a greffé un poumon de Marie. Aucun souvenir, mais ma mère m’en parlait souvent, elle pleurait à chaque fois et ça me perturbait. La greffe n’a jamais vraiment pris. La cicatrice me faisait mal. Je peux à peine lever le bras tellement les tissus sont raides. Et puis, toujours essoufflée. Les psys qui m’avaient en charge à l’époque disaient que c’était l’angoisse, qui compromettait la prise de la greffe. «
Pages 151-152 : « Nous, les fugitifs, nous récupérons des moitiés dès que nous pouvons. Au début je croyais que la motivation était la même pour tous : cette nostalgie que je ressentais, moi, d’avoir été longtemps loin de Marie. Si longtemps à ne pas pouvoir la toucher, lui parler, si longtemps face à son sommeil. J’ai cru qu’on voulait tous retrouver nos moitiés à cause de ce manque. En fait, c’est plus compliqué. J’en viens à me dire que nous avons chacun une histoire différente avec nos moitiés. En tout cas, quand je suis arrivée, une attaque avait été organisée contre un petit centre de province, un black-out provoqué pendant lequel une dizaine de moitiés avaient pu être récupérées et transportées dans un camion. Ça restait des actions ponctuelles, me disait le cliqueur. Cet amateurisme l’énervait. Un plan de plus grande envergure était en préparation. Il s’agissait de vider entièrement le Centre , ils campaient dans cette forêt pour préparer leur coup. »
« Notre vie dans les forêts », Marie Darrieussecq, P.O.L., 16€