Un premier roman, c’est même pour le le lecteur et la lectrice une aventure en soi. Je ne me lasse pas de ces moments durant lesquels on découvre un(e) auteur(e), son univers, ce que ses mots veulent nous dire. Je me répète sûrement, mais quel pied ! En général. C’est encore le cas avec « Soeur », premier roman conseillé par une libraire tourangelle.
Avec « Soeur », Abel Quentin signe un premier roman qui nous parle de notre époque. Et pour cause. On suit une jeune fille sans histoire qui se convertit, qui devient djihadiste. Une obsession pour cette adolescente mal dans sa peau et timide. Elle va aller jusqu’à y perdre ses repères et sa vie.
Un sujet que l’auteur connait bien. Avocat pénaliste, à Paris, Abel Quentin, par ailleurs passionné de littérature, est « habitué à représenter des jeunes gens radicalisés ». Dont des mineurs.
Il nous livre ici un portrait glaçant d’une vie qui bascule. Jenny Marchand, 15 ans, était jusque là une jeune fille sans histoire et sans ambition. Ombrageuse même. Harry Potter et Kurt Cobain, chacun dans leur genre, balisaient sa vie d’enfant unique, entre une mère socialo-écolo et un père un brin réac.
Une déception amoureuse accélère sa mutation, sa transformation. Elle intègre un groupe de filles et de Sucy-en-Loire, petite ville perdue de la Nièvre. Se met à porter le voile. Au sein de cette bande de filles, elle se prend à rêver. Djihadiste ? Dounia l’encourage, l’entraîne, l’embrigade. Jenny devient Chafia alors qu’au sommet de l’Etat l’approche des élections présidentielles affûte les ego.
On suit la jeune fille au fil des chapitres et de sa transformation, mélange de sous-culture et de références sacrées mal digérées. Jenny-Chafia devient musulmane pour de mauvaises raisons, mal-entourée.
Une mécanique implacable pour une trajectoire singulière. Et une fin tragique.
Un premier roman au sujet fascinant, et traité par un auteur qui sait de quoi il parle. Passionnant !
Abel Quentin parle de son roman et ce qu’il voulait raconter à travers son premier roman :
Extraits
Page 87:« Après l’humiliation, le long calvaire. Deux journées entières à décortiquer, avec une maniaquerie masochiste, chaque seconde de cette danse atroce. Jenny s’enivre du constat de ce malheur si parfait : ce baiser refusé vient parachever une vie d’échec, passée dans la contemplation muette du bonheur des autres. « Ce sera toujours ainsi », pense-t-elle. La spirale dépressive, lentement, se let en branle. Les mauvaises pensées s’enfoncent, comme une vrille, dans ses tempes. »
Page 133 : « Jenny s’initie, pendant deux mois, à la haine. Dounia la guide dans le dédale baroque des sites djihadistes, elle lui donne les trucs et les astuces, les clefs et les sésames. Elle apprend vite : son intelligence fruste est un terreau favorable à l’islam hardcore professé par les ultras de l’Etat islamique. Les éructations d’Omar le Malien ou les visions eschatologiques du site Ansar Al-Haqq infusent lentement mais sûrement, se faufilant entre ses objections. Elle lit tout, avec l’avidité des néophytes, avec plaisir même, ce n’est pas tellement moins divertissant que Harry Potter. »
Page 213 : « Il ne s’est rien passé.
» Chafia renfonce l’arme entre les pans de la doudoune. « Tu peut tout Allah akhbar » siffle-t-elle, estomaquée par cette démonstration de force. On peut dire qu’Il n’a pas fait défaut sur ce coup-là. Cette histoire de voile invisible, à la sourate dix-sept, est un truc de malade. Elle a retenu sans effort ce verset qui trouve chez elle un écho singulier : le voile invisible ressemble furieusement à la cape d’invisibilité que Harry Potter enfile dans La Chambre des secrets. Chafia n’envisage pas une seule seconde que cette correspondance soit le fruit du hasard et préfère y voir la preuve d’un dialogue mystérieux, une intertextualité défiant l’espace-temps, l’esprit de Poudlard fécondant le livre sacré qui traversait de son souffle épique la saga de J.K.Rowling. »
« Soeur », Abel Quentin, Les éditions de l’Observatoire, 19€.