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Au coeur de la machine du KGB, ça vous dit ? Mais attention, à hauteur d’hommes, avec ceux qui, bon gré, mal gré, se posaient des questions sur ce qu’ils devaient faire ou pas. Sur la légitimité des décisions validées par les caciques du parti tout puissant. Pour cela, il suffit de plonger dans le dernier roman d’Iegor Gran, inspiré de la propre histoire de son père écrivain et dissident soviétique, André Siniavski.

En septembre 1965, les hommes du KGB débarquent chez ses parents. Iegor est alors âgé de 9 mois. Grâce aux documents conservés, parmi lesquels le procès-verbal d’interpellation, par ses parents – la famille a rejoint l’Ouest et la France en 1973 – Iegor, ingénieur devenu écrivain sans que jamais son père ne le voie de ses yeux ( il décède en 1997, un an avant la sortie du premier roman d’Iegor qui a pris le patronyme de sa femme, Gran) avait sous la main une matière formidable et les noms de tous ceux qui ont mis à mal la carrière de son père, le condamnant à plusieurs années de camp avec son ami poète Iouli Daniel.

Restait à la mettre en musique, à la faire vivre pour faire vivre à nouveau « ces personnages réels ». L’auteur, qui signe là son quatorzième roman et le deuxième seulement consacré à l’URSS et son histoire, décide alors de raconter l’histoire de ses parents en se plaçant du côté  » des services compétents »... qui ne sont pas toujours. Pour ces hommes,  » les intellectuels sont des fanatiques ». Et de fait, des ennemis sans que l’on sache toujours vraiment pourquoi…

Parmi eux, le lieutenant Ivanov, personnage central du livre. Le jeune lieutenant a d’ailleurs fait carrière au sein du KGB, commandant en fin de carrière la 5e section, consacrée entièrement à la lutte contre la dissidence. En 1965, il est encore novice, perclus d’idées préconçues, avec la doctrine du parti en bandoulière.

Au fil des pages, c’est un morceau d’histoire contemporaine qui se dessine sous nos yeux. Brejnev remplace Khrouchtchev, qui déjà avait amorcé le dégel post-stalinisme.

Avec, d’un côté, des intellectuels dissidents et de l’autre des exécutants, souvent aux prises avec des cas de conscience quand le Parti n’a pas encore pris tout le temps de cerveau disponible. Au milieu, la mère d’Iegor Gran, Maria Rozanova, qui ne rate jamais une occasion de rappeler aux zélés du KGB qu’ils se trompent.

C’est drôle, savoureux, sérieux et grotesque à la fois. Et tiré d’une histoire familiale vécue, alors ;-)

 Iegor Gran raconte ici la génèse de ce roman très personnel, drôle et loufoque : 

Extraits 

 Page 113 : « En attendant son arrestation, Abram Tertz assiste à un séminaire soporifique au prestigieux IMLI, l’Institut de la littérature mondiale, à Moscou. 

Tout en faisant semblant d’écouter l’intervenante qui évoque le succès des auteurs soviétiques à l’étranger, Cholokhov bla-bla-bla, le dangereux voyou compte les années de liberté miraculeuses. Cinq ans et deux mois depuis ses premiers envois en Occident. Deux ans et sept mois depuis Esprit. Et toujours rien, aucune convocation chez les services compétents. A croire qu’il n’a rien fait.

Loin de savourer un sentiment d’impunité et de se pavaner dans l’arrogance, Abram Tertz se liquéfie périodiquement dans une bouffée d’angoisse. Pou lui, grand connaisseur de Dostoïevski, c’est Crime et châtiment tous les jours.

Il est lucide : il sait que l’inéluctable lui pend au nez. « 

Page 177 :  « Le lieutenant Ivanov se souvient de son stage à Sup de K. 

 » Entraînez-vous à faire deux choses à la fois et à les faire parfaitement », disait l’instructeur, le redoutable major Kobel, dit  » le chien-caméléon ». « Suivre la cible ET choisir un livre en librairie; Faire la queue pour les bananes ET suivre la cible. Si vous ne savez pas quel livre vous cherchez, si vous ne faites que traîner dans la librairie, vous vous faites démasquer. Si vous ne savez pas combien il vous reste d’argent pour vos bananes, vous vous faites démasquer. Vous devez en permanence être dans le rôle. »

Page 237 : […] « Comme beaucoup, il ne peut s’empêcher de bien aimer Khrouch – ce sentiment s’est démultiplié depuis le communiqué à la une de tous les journaux. Car il est connu que dans ce pays de malheur ce sont toujours les pires qui s’enracient. Si Khrouch  a été viré, c’est qu’il n’était pas si méchant ou tordu. Franc, sincère et naïf, ce Khrouch ! Et donc fragile. 

Khrouch dont le diminutif sonne comme un nom de légume, en ce 14 octobre 1964, on le regrette déjà. 

Malgré Pasternak, malgré la traque aux livres clandestins, malgré les « pédérastes », Khrouch, c’est de le souffle de la vie. La déstalinisation. Des millions de zeks rentrent à la maison. La fin de la peur bitumeuse, celle qui colle à l’échine et vous suit partout, jour et nuit.

Khouch c’est aussi l’époque où Abram Tertz ne s’est pas fait attraper. 

Et où il a rencontré la femme de sa vie. 

Un âge d’or ! « 

« Les services compétents », Iegor Gran, P.O.L., 19€.

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