Rentrée littéraire 2021
Un roman russe doublé d’un premier roman ? Forcément, je n’ai pas résisté. Et j’ai dévoré les épreuves d’ « Une suite d’événements « , de Mikhaïl Chevelev, journaliste de presse écrite. Encore un argument, évidemment.
Grâce à son double littéraire, l’auteur nous parle de la Russie d’aujourd’hui dont il connaît toutes les affres. Lui, le journaliste d’opposition n’a pas d’autre choix que de devenir écrivain quand la publication pour laquelle il travaillait a dû fermer ses portes.
Ce dernier nous plonge ici, via la fiction dans la Russie de Poutine, pour mieux en dénoncer le totalitarisme. Pour mieux déplorer la responsabilité des élites intellectuelles dans l’extension des pouvoirs qu’il s’est arrogés, lui qui en 1995 n’était encore que l’adjoint docile au maire de Saint-Pétersbourg.
Dans ce premier roman librement inspiré de son expérience de journaliste d’opposition, Mikhaïl Chevelev s’imagine un double littéraire, Pavel Volodine, journaliste moscovite, spécialiste des conflits interethniques dans la Fédération de Russie, appelé comme médiateur sur la scène d’une prise d’otages par une lointaine connaissance, très remontée contre les exactions du pouvoir en Tchétchénie et en Ukraine
Le terroriste menace d’exécuter les 112 innocents qu’il retient dans l’église d’un village de la banlieue moscovite si le président de la Fédération de Russie ne s’excuse pas à la télévision pour les guerres qu’il a déclenchées. Pavel reconnaît alors Vadim, qu’il avait fait libérer lors d’une mission bien des années auparavant. Engagé malgré lui dans une périlleuse course contre la montre et un improbable dialogue, il tente de comprendre ce qui a pu le conduire à faire le choix du terrorisme.
Dans un pays corrompu, incompétent, vérolé et confit dans l’alcool, le parcours de deux hommes. Ce journaliste donc Pavel Volodine, et Vadim.
De page en page, un drame psychologique se dessine. Entre dérision, suspense maîtrisé et sens de la tragédie, c’est une page d’histoire contemporaine qui s’offre à nous. Un premier roman puissant, percutant. Et lucide.
Au fait, comment dit-on bonheur en russe ?
En postface, Ludmila Oulitskaïa, autrice de romans, de nouvelles et de scénario, – elle est considérée comme l’écrivaine russe vivante la plus lue à l’étranger. Son engagement politique contre le Kremlin et l’homophobie lui a valu d’être attaquée par des jeunes militants pro-Poutine en 2016 notamment – écrit : […] « Le héros du roman est prisonnier de l’une des idées les plus séduisantes qui existent, l’idée de justice. Mais il ne trouve pas justice. La réponse est absente. Une seule chose demeure invariable : le mal engendre le mal. D’un moindre mal naît un mal plus grand, et cette escalade n’a pas de fin ».
Extraits
Page 31 : « […] Evgueni installe rapidement sa caméra et improvise une mise en scène; Letchi sur fond de prisonniers reconnaissants prononce un discours inspiré de ma composition sur la fin de la guerre et ajoute de son propre chef une rafale de mitraillette tirée en l’air en guise d’adieu. Bougre de con, s’exclame Evgueni, qu’est-ce qui t’as pris de tirer juste devant l’objectif, la bande-son est fichue. Je m’attends à être fusillé sur place avec mon collègue et les pauvres troufions pour laver l’injure, mais pas du tout : Letchi, confus, baisse es yeux et refait docilement la prise. Le pouvoir de la télé, c’est tout de même quelque chose, la presse, je le constate une fois de plus, ce n’est rien à côté. »
Page 60 : […] » Puis une autre vie a commencé. La deuxième guerre de Tchétchénie, les immeubles qui explosent, le départ de Eltsine, l’arrivée de Poutine qui entreprend de protéger la Russie selon son bon plaisir… J’ai appelé Evgueni pour lui proposer de repartir. Il a réagi avec enthousiasme. Je n’y ai pas prêté attention, me disant qu’il avait un empêchement. Puis il a quitté Vues d’aujourd’hui et on a cessé de le voir rue Petrovka. A l’époque, j’avais assez de mes propres problèmes. Ensuite, Evgueni s’est mis à travailler pour la première chaîne. Je n’ai pas vu ses reportages, mais on m’a dit qu’il passait son temps à filmer des popes et des généraux, du style de la Sainte Russie se relève fièrement et sa noble armée reçoit la bénédiction de la Sainte Eglise… Evgueni ? Allons donc! Si tu ne nous crois pas, va donc vérifier toi-même. »
Page 142 : […] » Pendant longtemps, Vadim ne s’explique pas lui-même pourquoi il a accepté cette proposition. N’a-t-il pas assez vu la guerre dans sa vie ? Pour sûr que si, jusqu’à en avoir une indigestion… Parce qu’il n’a nulle part où aller ? Mais non, il sait qu’il arrivera à se débrouiller… De crainte de se voir expulsé en Russie en cas de refus ? Il a cessé d’avoir peur. Pas parce qu’il en a perdu l’habitude mais parce qu’il n’en est plus capable, come si quelque chose en lui s’était engourdi… »
« Une suite d’événements », Mikhail Chevelev, Gallimard, 18€. Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs