En mars 2020, l’ex-producteur de cinéma Harvey Weinstein était condamné à vingt ans de réclusion pour l’agression sexuelle au premier degré (sous la contrainte) de l’ancienne assistante de production Mimi Haleyi, pour un cunnilingus forcé en 2006. Pour le viol au troisième degré (sans contrainte) commis sur l’apprentie actrice Jessica Mann en 2013, il a été condamné à trois ans supplémentaires. Soit 23 ans au total pour ce premier procès. Il a fait appel.
L’homme de 69 ans, qui doit rejoindre une prison de Los Angeles, y sera jugé pour de nouvelles procédures de viols et agressions sexuelles sur 5 autres femmes.
Emblématique de l’impact du mouvement #Metoo, Harvey Weinstein avait, fin février été disculpé des deux charges les plus graves, un viol au premier degré de Jessica Mann, et de la circonstance aggravante de comportement « prédateur », qui était passible de la perpétuité.
Un sujet, contemporain, qui a inspiré Emma Cline. Un sujet casse-gueule ? Pas de quoi inquiéter plus que ça la jeune femme, déjà auteure de The girls, dont j’avais parlé ici.
Alors, forte de son expérience, la jeune femme a décidé d’écrire sur cet homme, l’imaginant la veille du verdict, dans une somptueuse villa prêtée par des amis. Là, il croit reconnaître l’auteur Don DeLillo comme était son voisin temporaire, et imagine déjà un projet commun, sûr d’être disculpé.
Pendant 24h, Emma Cline se glisse dans le corps malade et l’esprit déviant de cet homme autrefois tout puissant. A partir de l’histoire, elle en invente une autre. Avec des détails, des faits fictionnels qui donnent plus de poids encore à son personnage.
De ce qu’il a fait, de la sanction qu’il encourt, des souffrances infligées, de l’indignation suscitée : rien n’atteint son cerveau ou sa conscience. Seul le gêne ce bracelet électronique qui lui scie la cheville, l’entravant dans ses déplacements.
Sa fille Kristin vient dîner ce soir avec Ruby, sa petite-fille. Tout le monde semble penser qu’il joue sa vie, demain. Il ne voit pourtant pas de raison de s’inquiéter, surtout quand il lit les commentaires de soutien sur internet – il y en a –, surtout après la perfusion qui le fait dériver dans l’espace.
Il a tout le temps devant lui. Croit-il.
Un livre court, dense, fort.
Page 18-19 : « Découvrir les photos avait été une épreuve, plus dure qu’il ne l’avait imaginé. On renonçait à un tas de choses, on devait s’habituer à la honte, mais pas facile d’abandonner totalement la vanité. Harvey clopinant avec son déambulateur, ce costume dont les avocats avaient voulu qu’il soit mal ajusté, un peu pas de gamme, pour qu’il ait l’air, devinait-il, d’un cadre moyen. D’après eux, plus il faisait pathétique, bien qu’ils n’aient pas employé ce mot, mieux c’était. Ils voulaient que tout le monde ait pitié de lui. Une curieuse posture à adopter, en public du moins. C’était une chose qu’il faisait sans problème en privé – ma mère est décédée aujourd’hui, disait-il en regardant l’expression de la fille changer. Je me sens très seul, reste assise près de moi une minute, allonge-toi là, à côté de moi. E tapotant le lit d’hôtel encore et encore. Il agrippait un poignet, en faisant une moue triste – viens, disait-il, viens. Sois une gentille fille, ne sois pas revêche. Je t’ai fait un massage. Tu peux m’en faire un toi aussi. Echange de bons procédés. »
Page 71 : « L’image floue des deux jurées lui apparut : celle qui portait au revers une broche en forme d’araignée l’autre un chemisier en soie boutonné jusqu’en haut et des tresses africaines attachées en chignon serré, qui ne le quittait pas des yeux. Dans toute autre circonstance, il aurait fait attention à elles pendant une demi-seconde. Et encore. Ça l’agaçait de devoir penser à elles. Laquelle des deux avait ri quand ils avaient montré des photos de son corps nu ? »
Page 95 : « Peut-être que la décision ne serait pas aussi nette qu’il l’avait supposé, pas aussi rapide et totale. Il se souvenait à peine de toutes les choses qui s’étaient produites, et par conséquent il avait écouté avec un certain intérêt les témoignages, au début, curieux d’entendre ce qu’il avait censé avoir fait. Mais c’était vite devenu ennuyeux. Il supposait que tout le monde avait eu la même réaction, que tout le monde s’ennuyait de la même manière. «
Harvey, d’Emma Cline, Quai Voltaire, La Table Ronde, 14€. Traduit par Jean Esch.