Rentrée littéraire hiver 2022
Karine Tuil s’empare au plus près de l’actualité dans son douzième roman, La décision. L’auteure de Les choses humaines, prix Goncourt des lycéens 2019 , est de retour avec un roman coup de poing. Et attendu. Après la descente aux enfers de deux familles et d’une société après un viol, elle nous emmène dans le bureau de la coordinatrice du pôle d’instruction antiterroriste. C’est là qu’Alma Revel, quinquagénaire empêtrée dans une vie conjugale qui ne la satisfait plus, traite des dossiers tout simplement inflammables.
Dans son bureau se succèdent des hommes et quelques femmes qui ont fait des choix. Radicaux. A elle et son équipe de se dépatouiller avec l’horreur, d’évaluer les responsabilités et les implications, de déjouer les stratégies autour de la taqiya, ce concept de la religion musulmane recommandant la prudence au fidèle en l’invitant à dissimuler sa croyance en cas de danger. Rien n’est épargné Alma, pas même les menaces de mort.
Tout compte pour étayer la prise de décision. Jusqu’à l’intuition. Et si elle s’avère finalement mauvaise ?
L’histoire ? Nous sommes en mai 2016. Dans une aile ultrasécurisée du palais de justice, la juge Alma Revel doit se prononcer sur le sort d’Abdeljalil, un jeune homme suspecté d’avoir rejoint l’État islamique en Syrie. Est-il réellement repenti et risque-t-il de se radicaliser en prison si la justice décide de l’y laisser ou cache-t-il son jihadisme ? Tandis que sa haine de la France transpire de tous ses mots ?
Au fil des pages, des extraits des interrogatoires donnent des pistes. Ou pas.
À ce dilemme professionnel s’en ajoute un autre, plus intime : mariée depuis plus de vingt ans à un écrivain à succès sur le déclin, Alma entretient une liaison avec l’avocat Emmanuel Forest qui représente le mis en examen. Comment conjuguer le tout ? Auprès de ses collègues ? De sa famille ? De son conscience professionnelle tandis que tout se délite ?
Au fil des page, un roman intense, dense et très bien documenté. Pour l’écrire au plus près de la réalité, Karine Tuil a rencontré des juges d’instruction, des enquêteurs, un président de cour d’assises et un avocat de jihadistes.
Dans La décision aussi, tandis que se mélange le professionnel et le privé pour le pire et le meilleur, la notion d’origine transparaît. Aucun des protagonistes n’échappe à ses origines en regard de sa foi. Son mari s’enfonce dans un judaïsme radical alors que leur fille aînée envisage d’épouser un musulman. Dans le bureau du juge Revel, d’autres sont prêts à tout au nom d’Allah…
Extraits
Page 74 :« Pendant tout le voyage, je conservais mon téléphone dans la main. Je regardais le paysage se déployer à travers la vitre, les champs de tournesol qui se dressaient, tantôt pleins et ouverts, tantôt repliés sur eux-mêmes, brûlés, éteints – juste métaphore d’une vie qui alternait les cycles avec une régularité tragique. Je rêvais de fuite et de grands espaces. Je me sentais asphyxiée par un quotidien sur lequel je n’avais plus la moindre maîtrise. Mon couple me paraissait factice, je pensais de plus en plus à la séparation, mais divorcer, pour une femme qui n’avait pu affronter la férocité de son univers professionnel qu’on conservant une stabilité affective, c’était une décision qui ébranlait tout un mécanisme de confiance interne. J’avais peur de prendre la mauvaise décision. »
Page 192 : « – Tu prends des risques insensés, a-t-elle continué. Nous sommes proches je me permets de te le dire, on a tous compris que tu avais une liaison avec Emmanuel Forest, c’est ta vie privée, tu fais ce que tu veux, Alma, mais il passe trop de temps dans ton bureau, ça fait deux fois cette semaine que tu nous l’imposes à déjeuner, ce n’est pas sain, ce n’est pas assez étanche, on ne doit pas avoir de liens trop étroits avec les avocats qui travaillent sur nos dossiers, fais attention, les gens commencent à parler, je ne veux pas que tu aies de problèmes et je n’ai pas envie d’en avoir non plus.
Je l’écoutais tout en sachant qu’elle n’aurait aucune influence sur moi, que rien ne me ferait plus renoncer à ma relation. «
Page 204 : « La suite, en dépit des craintes, c’est une logique de libération. La famille d’Abdeljalil a été interrogée, elle est rassurante. La mère affirme qu’elle peut accueillir son fils. Elle a une Freebox qui permet l’installation du système de surveillance. Il y a donc des garanties éducatives, un socle. Le cadre familial est structurant. Abdeljalil a exprimé ses regrets à plusieurs reprises. L’enquête de personnalité révèle des difficultés rencontrées au cours de l’adolescence, des idées suicidaires, mais elle le décrit peu influençable et soucieux d’engager des démarches de réinsertion. Un psychiatre et un psychologue l’ont aussi examiné récemment : il est calme, cohérent, déterminé à mener une vie sans histoires. »
La décision, Karine Tuil, Gallimard, 20€.