Rentrée littéraire
Le handicap n’affleure que trop rarement en littérature. Adèle Rosenfeld a décidé de nous en parler, via un premier roman très réussi Les méduses n’ont pas d’oreilles, paru chez Grasset pour cette rentrée littéraire hivernale.
On y suit Louise, une jeune femme malentendante depuis toujours, confrontée à une perte progressive de son audition. La question d’un implant se pose. Avec ses conséquences définitives. Un sujet que la jeune autrice connaît bien. Et pour cause. Adèle Rosenfeld, 36 ans, est elle-même malentendante. Elle n’entend rien de l’oreille gauche et son oreille droite est appareillée depuis qu’elle a 5 ans. Elle lit sur les lèvres.
Adèle Rosenfeld travaille dans l’édition depuis dix ans. Parallèlement à son activité, elle développe des projets d’écriture à dimensions variables. En 2018, elle a intégré le Master de création littéraire de l’université Paris 8 où elle développe un projet de roman autour d’un personnage qui plonge dans le silence.
L’histoire ? Depuis son enfance, Louise n’entend que d’une oreille et s’est construite dans cet entre-deux. Lors d’un examen, l’ORL lui propose un implant cochléaire, une intervention lourde de conséquences : la jeune femme, qui travaille au service de l’état-civil d’une mairie de banlieue, perdra sa faible audition naturelle au profit d’une audition synthétique, et avec elle son singulier rapport au monde, fait d’images et d’ombres poétiques.
L’autrice a, elle-même, subi une perte d’audition alors qu’elle entrait dans ce Master de création littéraire. Elle explique que face à cette perte d’audition « le monde se déforme, les mots se trouent et, du coup, l’imaginaire s’engouffre ».
Au fil des pages et des interrogations de Louise, des personnages prennent place. Ils la suivent, la protègent, la font réagir. Comme d’ailleurs sa mère, son petit-ami et sa meilleure amie.
Charge à elle de prendre la bonne décision alors qu’elle essaie de trouver sa place dans un monde sans cesse plus bruyant. Moins audible. Doit-elle faire le choix de la normalité quitte à perdre une part d’elle-même ?
Des mots, des lettres lui échappent. Des situations aussi. La jeune femme, qui veut ne rendre perdre totalement, se lance dans la constitution d’un herbier sonore. Drôle. Poétique.
Dans cette vidéo, Adèle Rosenfeld évoque son quotidien et la génèse de son premier roman :
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Extraits
Page 18 : « Orpheline.
Oui, c’était sûrement ça que j’avais toujours éprouvé, le sentiment de n’appartenir à aucun monde. Pas assez sourde, pas assez entendante pour participer pleinement au monde des entendants. Tout tenait à ce que je me persuadais d’être ou de ne pas être. Les dommages collatéraux qui avaient salement ébréché mon ego et la confiance en moi étaient, pour les autres, des troubles orphelins qu’ils avaient du mal à comprendre. Est-ce que le manque qui m’habitait venait de là ? De cette absence qu’il fallait combler par l’excès ? »
Page 63 : « […] Après des échanges infructueux avec mes quatre collègues aux naissances, j’ai fini par leur expliquer ce qui ne tournait pas rond chez moi.
J’ai pris le temps d’exposer les faits : complètement sourde de l’oreille gauche ; malentendante et appareillée de l’oreille droite, obligée de lire sur les lèvres pour compléter une langue à trous.
J’ai vu un éclat s’allumer dans leur regard. Je me suis mise à incarner une forte valeur ajoutée poétique quand j’ai précisé que j’avais besoin de lumière pour entendre. Sauf que quand il a fallu leur faire répéter ce qui avait été dit plus de deux fois, tout ce qu’il avait de poétique s’est effondré d’un coup : je suis passée du statut de poète à celui de demeurée.
De mon côté, les collègues me semblaient être une masse sonore couverte par le même trench-coat marron ».
Pages 85-86 : « […] Tu étais suffisamment entendante pour le cacher et ça a arrangé tout le monde. Mais maintenant que tu es passée de sourde moyenne à sourde sévère, tu ne peux plus tricher. Exerce-toi à repérer les voix masculines et féminines, celles des enfants, etc., uniquement à l’oreille, en fermant les yeux. A force, ton cerveau saura plus facilement identifier dans l’arrière-fond sonore les scènes de vie qui t’entourent. Consigne aussi les sons pour les mémoriser. Tu auras le sentiment de reprendre la main ».
Je trouvais la formule particulièrement sarcastique, moi qui m’approchais de la langue des signes. «
Les méduses n’ont pas d’oreilles, Adèle Rosenfeld, Grasset, 19€