Le monde du travail n’est, à mon avis, jamais assez exploité en littérature contemporaine. Les romans s’attachent à des époques, des questions sociétales, des personnages en plein doute existentiel… mais jamais assez, je trouve, à ce que ces hommes et ces femmes font au quotidien. Comment ils occupent leur journée, leurs mains. Leur cerveau. Avec A la ligne, Joseph Ponthus avait offert un formidable éclairage sur le travail à la chaîne dans le landerneau agroalimentaire breton. Au fil des pages, de la prose et de la poésie.
Mattia Filice poursuit ce travail de littérature incarnée. Conducteur de train depuis plus de 18 ans, ce dernier a décidé de faire de son quotidien une matière à écrire. Pendant plus de 360 pages, cet Italien d’origine qui a grandi dans la banlieue lyonnaise, raconte sa vie du rail…
A la dernière page, il écrit : « J’écris depuis le début sur ce qui fait ma vie depuis désormais 18 bonnes années/14328 trains, 232 254 arrêts à quai, 481 346 kilomètres, 795 282 436 traverses ».
Ancien projectionniste d’un cinéma parisien art et essai qui cherche ses spectateurs, Mattia Filice a, comme son jumeau narrateur, poussé la porte de la SNCF. De tests en entretiens, il est devenu conducteur de train, mécano comme ils se nomment entre eux. Des mois de formation, d’apprentissage qu’il raconte. Du premier train conduit à ces gares ralliées en pleine nuit…
Quand le corps rencontre la fatigue…
Au fil des pages, celui qui suivi un Master de création littéraire à Paris 8 en parallèle de son intégration professionnelle, transforme son quotidien en épopée. En vers et en prose. Un roman hypnotique, poétique et véritablement singulier au coeur du monde ferroviaire.
Un univers industriel dans lequel les procédures sont multiples, précises. Pas de fantaisie. Mais des gestes techniques et un sens du collectif incroyable, au quotidien et lors d’un mouvement de grève long. Entre angoisse et plaisir, les mécanos arpentent les lignes, transportent des marchandises, des personnes, mais aussi leurs rêves, leurs soucis, etc. Et cette usure des corps qui les grignote au fil des réveils artificiels, des cadences hachées et du stress des horaires à tenir. La fatigue les habitent raconte encore Mattia Filice qui a opté pour un temps de travail à 80% afin de pouvoir lire, écrire et élever au mieux son fils.
On savoure jusqu’à la dernière page ce « pudding littéraire » décrit par l’auteur. De gare en gare. Un régal et une très très chouette découverte !
Invité de France Inter, Mattia Filice raconte son « épopée » :
https://www.youtube.com/watch?v=utsUinvp-GY
Extraits
Page 83 : Poser le sac
« C’est l’expression quand les roulants décident de ne plus conduire
Putain de sac qu’on porte sur notre dos avec le Mémento les renseignements techniques la ceinture jaune la pince les gants la clé de berne et les vêtements du lendemain
un type pose le sac et les trains restent à quai
je m’imagine une balance où d’un côté se trouve le train et de l’autre le sac
le sac à terre le train vole en éclats
le sac en l’air et le train roule sur les rails »
Page 171 : « […] J’hésite à me syndiquer
je n’en suis qu’au stade d’une réflexion sporadique
une ondelette dans ma tête
c’est ce que je crois
Lors de ma prise de service
l’Homme qui murmurait aux oreilles de la peur
m’invite à le rejoindre au bureau au fond du couloir
désormais il fait moins peur
un essaim de chefs m’y accueille
les cadres de la traction
J’ai appris que tu t’étais syndiqué
c’était donc une guêpe qui bourdonnait dans ma tête
et cette guêpe savait avant moi-même
ce que j’allais réaliser »
Page 342 : « […] Je ne suis sûr que d’une seule chose, jamais au grand jamais je n’écrirai sur mon métier. Je ne vais certainement pas revivre par l’écriture ce qui déjà cadence mon temps, ce qui comprime mes émotions, ce qui viole mes désirs, ce qui les engendre aussi. Mais quand l’inspiration s’agite alors que le service impose son diktat, je perçois le travail comme un encombrant.
J’apprends qu’une cheffe de bord a été encore agressée, fruit peut-être d’un amas de frustrations, d’une violence inhérente à chaque injonction que nous recevons, qu’une violence que nous retenons, contractant nos sphincters externes, et qui sort brusquement, sans raison, sans justification, au mauvais moment, au moment endroit.
Que ferait mon héroïne ?
En attendant, l’ensemble des contrôleuses et contrôleurs utilise leur droit de retrait, refusant d’enfouir leur colère comme ces machines enterrées au fond des tiroirs. »
Mécano, Mattia Filice, POL, 22 euros